Chroniques

par bertrand bolognesi

Der Jasager, der Neinsager | Celui qui dit oui, celui qui dit non
opéra de Kurt Weill

Théâtre Jules Julien, Toulouse
- 5 mai 2012
Der Jasager, der Neinsager, opéra de Kurt Weill, à Toulouse
© patrice nin

C’est sous un ciel orageux que le public toulousain grimpe les marches d’un « théâtre-salle-des-fêtes », comme le précisent de petits carreaux dorés formant lettres sur les céramiques bleues de la frise, aux abords de tout un groupe scolaire d’architecture Art déco tardive, contemporaine, à quelques années près, de la pièce qu’ils vont voir. Le Théâtre Jules Julien abrite six représentations de Der Jasager, der Neinsager de Kurt Weill, opéra pour enfants – entendez conçu pour être joué par des enfants, plutôt que destiné à un parterre d’enfants –, écrit sur un livret d’Elisabeth Hauptmann et Bertold Brecht, inspiré d’un nô du XVe siècle, Tanikô ou L’enfant jeté dans la vallée.

Terrible « grande coutume » que celle qui soumet ces villageois ! Dans l’éventualité d’une expédition qui aurait à traverser les montagnes et ses redoutables cols de falaise, elle prescrit qu’il sera demandé à quiconque n’ayant pas l’endurance requise d’accepter d’être précipité dans le vide, de sacrifier sa vie afin de ne pas entraver la mission des autres. Cependant, elle prévoit également qu’il puisse dire non, et dans ce cas, tout le groupe de marcheurs devra renoncer à sa mission, retourner au village où honte lui sera faite. Traditionnellement, l’épuisé dit oui.

On imagine aisément ce qui passa par la tête de Brecht, Hauptmann et Weill en choisissant cette histoire, pendant qu’alentour gronde la montée du nazisme. Et c’est tout naturellement que deux opéras sortiront de leur atelier : Celui qui dit oui, illustration qu’on pourrait dire « scandaleuse » de la cruauté de la coutume, et Celui qui dit non, habité d’un élan libertaire où l’enfant trop faible pour franchir la montagne arbore la plus forte détermination à l’absurdité prescrite, entraînant toute sa troupe dans l’opposition à l’ordre établi. À l’Institut central berlinois d’éducation, ces deux œuvres furent créées le 23 juin 1930 – rappelons que le fondateur Programm der Nationalsozialistischen Deutschen Arbeiterpartei (programme du Parti ouvrier allemand national-socialiste) avait été prononcé dix ans plus tôt à Munich par Hitler lui-même, lequel serait fait Chancelier dans deux ans et demi : c’est dire le vent d’obéissance aveugle qui souffle alors sur l’Allemagne et la portée humaine et politique de l’ouvrage.

Der Jasager, der Neinsager n’est pas une production lyrique comme les autres. Elle est le fruit d’un vaste projet pédagogique concernant une quarantaine d’enfants et d’adolescents, impliquant quelques dix collèges, onze lycées et l’Université Toulouse II Le Mirail, mais encore un orchestre constitué de jeunes musiciens en formation au Conservatoire de Toulouse (CNR). L’entreprise gagne un envol particulier et inattendu en étant associée au Théâtre du Capitole qui la compte fièrement dans sa saison lyrique. Ainsi Frédéric Chambert, directeur de l’institution toulousaine, révèle-t-il sa volonté de réunir non seulement les compétences, les savoir-faire locaux, dans sa maison, mais encore les enthousiasmes, par-delà une prise de risque qui s’avère aujourd’hui « gagnante ».

Outre qu’ils bénéficient d’une immersion irremplaçable dans le dyptique de Weill, les enfants s’y trouvent étroitement encadrés à travers une double formation artistique bienveillante conduite par Laetitia Toulouse pour la partie chorale et par Jean-Paul Fauré pour la théâtrale, avec la complicité du metteur en scène signataire du spectacle, Max Henry. Deux adultes encore étudiants en chant, pour Der Jasager, en première partie : Wassylla Boujana qui prête un soprano prometteur au rôle de la Mère, et Jean-Christophe Fillol qui met un timbre avantageusement impacté et diction fermement soignée au service de celui de l’Instituteur.

Noir complet. Fumée rouge s’échappant d’une cuve dans un décor qu’on soupçonne d’usine. Dans des combinaisons de protection, certains portant des masques, surgissent les musiciens, derrière le dispositif. Une sorte de conducteur des travaux, casqué et équipé de filins, les retrouve bientôt en haut de jardin : c’est Christophe Larrieu qui dirige la partie musicale. Lumière est alors faite sur le décor : l’action va se dérouler dans une centrale nucléaire. Outre l’anecdotique coïncidence de date qui vient faire écho à la circonstance nationale – nous élirons demain soir le prochain Président de la République, ce qui revient forcément à dire oui ou non à l’un ou l’autre des candidats et au programme qu’il porte –, c’est une interrogation profonde qui d’emblée opère, un peu plus d’un an après la catastrophe de Fukushima… au Japon (eh oui !), là même où se déroule le nô initial. Accepterons-nous le possible sacrifice de milliers de gens pour continuer à consommer et à vivre le monde tel qu’on l’a fait, plutôt que de renoncer à ce risque et d’imaginer un monde nouveau quoique moins confortable ? C’est une lecture possible de la présente scénographie (signée Marc Le Dizet) qui, pour n’imposer jamais ses idées, affiche même une esthétique de grande fresque théâtrale maoïste (dans le costume et dans la démarche des personnages), comme par dérision de la sympathie marxiste ouvertement militante de Brecht, Hauptamnn et Weill elle-même, mais aussi pour indiquer que les choses ne sont peut-être pas aussi simples qu’invite à le penser l’engagement politique, quel qu’il soit, et que la contestation n’est pas toujours où on croit la trouver.

Se rendre à une soirée de ce genre ne va peut-être pas sans un préjugé condescendant, quand bien même serait-il tout indulgence pour ce qu’on s’apprête à y voir. Face à la qualité de la réalisation, à la pertinence du propos, à la précision de la direction d’acteurs et au bon niveau de la prestation instrumentale, les a priori bien vite sont noyés dans l’orage. Et si nous avons vu un spectacle dont longtemps nous nous souviendrons avec bonheur, il va sans dire que Der Jasager, der Neinsager a suscité une expérience inouïe dont prendra acte la construction intérieure de tous ces jeunes gens, ce qui n’est pas rien.

BB