Chroniques

par bertrand bolognesi

Der Kaiser von Atlantis | L’empereur d’Atlantis
opéra de Viktor Ullmann

Espace Malraux, Chambéry
- 10 janvier 2006
à Chambéry, André Fornier met en scène Der Kaiser von Atlantis (Ullmann)
© michel cavalva

Imaginez un Empereur conduisant son peuple par la terreur et la guerre. L’effort n’est pas si grand, tant affluent les exemples. Imaginez ensuite que la Mort – grâce à laquelle cette terreur peut s’exercer, donc sur laquelle est assis le pouvoir de l’Empereur – décide soudain de prendre des vacances. Là, c’est un peu plus difficile. Les exécutions capitales ont toujours lieu, mais sans cadavre. La guerre continue, mais personne ne meurt. En revanche, les souffrances sont désormais éternelles. Toujours plus de morts-vivants à gouverner ! Si l’Empereur supplie la grande faucheuse, il lui faudra se sacrifier le premier pour qu’elle daigne frapper à nouveau et que tout entre dans l’ordre, y compris ses excès politique – peut-être…

Maintenant, imaginez qu’un jeune poète de vingt-quatre ans rédige pour un compositeur qui en compte vingt de plus le livret de cet opéra au camp de Terezín, tristement célèbre comme « antichambre artistique » à l’extermination. Nous sommes en 1943. Inachevée, la partition porte la date du 13 janvier 1944. Le librettiste František Petr Kien et le musicien Viktor Ullmann périront à la fin de l’année, à Auschwitz. Dès lors, qui sont la Mort, l’Empereur, le peuple d’Atlantis et Arlequin ?

Si la musique de Gideon Klein peut s’avérer relativement proche de Janáček, c’est plus vers Mahler et Weill que celle d’Ullmann regarde, par-delà de nombreuses citations en guise de grotesques, comme le souligne sensiblement la lecture délicate de Graziella Contratto à la tête d’une trentaine d’instrumentistes de l’Orchestre des Pays de Savoie. La partition fut écrite pour les prisonniers du camp, le compositeur en soumettant alors l’effectif et l’instrumentarium aux contingences des lieux. Censurée aux concerts de Terezín, c’est finalement en 1975 qu’elle serait jouée pour la première fois, à Amsterdam.

En totale adéquation avec la direction de fosse – si l’on peut dire, car les musiciens sont ici placés en haut de scène, derrière un tulle discret –, la mise en scène d’André Fornier maintient un fragile équilibre à l’élégante gravité du spectacle. Le dosage est idéal, ne tombant dans aucun piège, suggérant Arlequin par quelques sobres bavures de couleur. Tous les protagonistes arborent un chef à deux visages, par moment troublant. Seul l’Empereur en est dépourvu, comme il est sans doute dépourvu d’humanité, d’ange gardien, d’humour, etc. – oui, même la Mort sait rire, dans cette farce inquiétante.

Sous les lumières choisies de Nicolas Charpail, dans le sobre espace scénique conçu par Mirella Weingarten, six artistes conduisent un bal funèbre qui sacre son désespoir comme énergique liberté. Il est assez rare qu’une distribution vocale satisfasse à ce point. Aussi, saluons la Jeune fille de Stéphanie Loris, l’Arlequin attachant, clair et vaillant de Stuart Patterson, le troublant Tambour de Sylvia Vadimova, dont la richesse de timbre et l’acuité de jeu signent une présence dramatique tout simplement exceptionnelle, et la basse Robert Koller nuançant d’une voix ample et toujours bien menée le chant de cette Mort gréviste, qui s’ingénie également à en contrefaire irrésistiblement les caractères pour le Haut-parleur – à mourir de rire ! Quand à Philippe Georges, il campe un Empereur plutôt falot, manquant du charisme souhaitable, et dont l’autorité se trouve plus d’une fois fissurée par des intervalles approximatifs.

C’est la seule réserve à émettre sur cette soirée où, sans innocence, un enfant accompagne nos découvertes. Alors que certains orateurs d’aujourd’hui proclament des nettoyages radicaux, entendre sur un ton de cabaret parodique qu’il faut « éliminer le mal de notre pays » met en garde avec un terrible à-propos. Dans ces mêmes jours où une démocratie libérale ne s’indigne pas qu’un petit bourgmestre incendie le seul bien palpable de gens du voyage, jouer Der Kaiser von Atlantis, tout en réveillant notre mémoire, stimule courageusement notre conscience du présent – faut-il dire notre crainte de l’avenir ?

BB