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Der Kreidekreis | Le cercle de craie
opéra d’Alexander von Zemlinsky
Septième opéra d’Alexander von Zemlinsky, Der Kreidekreis Op.21 est créé dans la noirceur de la montée du nazisme, le 14 octobre 1933, à l’Opéra de Zurich. Le livret, élaboré par le compositeur lui-même, prend appui sur la pièce éponyme du poète et écrivain allemand Alfred Henschke (connu sous le nom de Klabund). Plus qu’une exploration psychologisante de personnages complexes à la destinée tragique, l’œuvre de Klabund puise dans les racines d’une pièce de théâtre chinoise de l’époque des Yuan (XIIIe siècle) et se déploie en virulente critique sociale. Prostitution, machine judiciaire rouillée par la corruption et dialogue entre amour et mort s’y font les mécanismes dramaturgiques de cet implacable cercle dans lequel l’espérance n’intervient que par brèves éclaircies.
La mise en scène de cette nouvelle production est confiée à Richard Brunel. Ses collaborations antérieures avec l’institution lyonnaise dénotent une certaine prédilection pour les pages impliquant une exploration de la notion de justice – Celui qui dit oui, qui dit non (Weill) en 2006, Dans la colonie pénitentiaire (Glass) en 2009 [lire notre chronique du 2 février 2009], etc. Entre réalisme et onirisme aux contours cinématographiques, sa lecture nous plonge immédiatement dans les codes visuels d’une Chine contemporaine. Ainsi, dans l’univers coloré, pailleté et doucereux de la maison de thé du premier acte, la chanson d’Haïtang est surlignée par l’écran d’un karaoké et l’annonce de l’arrivée sur le trône du Prince Pao (Acte III) est amenée, sous forme de Breaking news à la CNN, par celui d’une chaîne d’information. Les qualités essentielles de l’option scénique reposent sur sa grande lisibilité et la construction méticuleuse et stylisée de la plupart des tableaux. Sur ce point, soulignons la froideur glaçante et mortifère de l’univers carcéral où le fond de scène n’est autre qu’une salle de mise à mort à l’injection létale, au début du troisième acte, et la beauté cauchemardesque du paysage de neige du sixième tableau. Simples, sobres, mais d’une redoutable efficacité, les décors, qui se changent à vue, sont remarquablement servis par le travail des lumières. Face à la puissance évocatrice du texte et de la musique de Zemlinsky, cet éloge de la clarté sert idéalement la construction dramatique de l’ouvrage. Le dénouement, qui met en regard la résignation d’Haïtang face à un « excès d’amour » du nouvel empereur et l’exécution de la réelle meurtrière de Monsieur Ma (sa première épouse, Yu Peï), conduit à la nausée par un habile équilibre (déjà présent dans la partition) entre apparent happy end d’un duo d’amour et énième sentiment de dégoût et d’écœurement
Séduit par l’ensemble, nous tiquons toutefois sur l’omniprésence symbolique et quasi obsessive du cercle qui souligne avec trop d’instance la trajectoire des personnages centraux. Dans le sixième tableau (trajet des condamnés vers Pékin, en pleine tempête de neige) dont nous avions souligné l’incontestable réussite et beauté visuelle, notre œil est toutefois court-circuité par la traversée en fond de scène d’un cheval à l’enfant, de jardin à cour, puis d’un landau dans le sens inverse. Si nous comprenons cette évocation du fils, au cœur du drame et des pensées d’Haïtang, elle vient toutefois surligner un drame déjà appuyé par le texte et les inflexions musicales.
Côté plateau, la distribution est idéale et marque par son égale qualité. Chaque rôle est en effet porté avec intelligence et conviction aussi bien sur le plan vocal que scénique (la place de la parole est omniprésente dans ce cercle de craie). Ainsi, et au delà de ses potentialités vocales indéniables et une parfaite diction, le soprano Ilse Eerens (Haïtang) fascine par l’aisance et la faculté à transmettre immédiatement les infinis subtilités de la palette expressive de son rôle. Bien qu’uniquement présente sur le premier tableau, nous souhaitions souligner la prestation de Doris Lambrecht (Mrs Tchang) qui incarne à merveille la violence désespérée d’une mère en deuil, contrainte de vendre sa fille. Des voix masculines, nous retenons essentiellement la performance de Martin Winkler (M. Ma) dont puissance et clarté vocales font frémir dès sa première apparition. En plus d’un charisme profondément malsain au premier acte, Martin Winkler conduit avec subtilité la transformation du personnage, transfiguré par son amour pour Haïtang, jusqu’à sa mort violente. Enfin, mention spéciale pour le comédien Stefan Kurt en juge corrompu d’exception, porté sur la bouteille et friand de pot-de-vin et de prostitués.
Enfin, l’Orchestre de l’Opéra national de Lyon, placé sous la direction de Lothar Koenigs, fait merveille dans un opus exigeant et d’une richesse instrumentale foisonnante et contrastée. Les influences sont multiples et oscillent entre couleurs jazzistiques, orient fantasmé, postromantisme mahlérien et expression schönbergienne. Si ces contrastes stylistiques sont parfaitement exprimés en fosse, quelques minuscules déséquilibres (notamment dans les registrations aigues de la petite harmonie) sont toutefois à noter, qui viennent parfois flouter, heureusement à de très rares reprises, les fréquences vocales.
L’accueil réservé à Der Kreidekreis, ici donné enpremière française,est chaleureux et à la hauteur de l’aspect glaçant de cette œuvre dont on ne sort pas complètement indemne. En pleine affaire Weinstein, source d’une forte libération de la parole des femmes aux États-Unis et en Europe, sa portée prend une dimension supplémentaire et profondément tragique.
NM