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Chroniques
Der Rosenkavalier | Le chevalier à la rose
opéra de Richard Strauss
Au printemps 2021, soit en pleine troisième vague de Covid-19, une distribution de rêve donnait le jour, devant une salle vide, à la nouvelle production du Rosenkavalier de la Bayerische Staatsoper. L’austérité de devoir jouer dans un théâtre fermé au public n’avait pas découragé une équipe très engagée dans ce projet rondement mené par l’inventif Barrie Kosky – avec la complicité de Rufus Didwiszus (décor), Victoria Behr (corstumes) et Alessandro Carletti (lumière) –, tel que nous en avions témoigné à propos de la retransmission en direct de cette première par Arte [lire notre chronique du 21 mars 2021]. Quelques mois plus tard, c’est non sans impatience que nous franchissons le seuil du Nationatheater pour assister en vrai à la représentation programmée dans le cadre du passionnant Münchner Opernfestspiele.
Ainsi retrouvons-nous avec joie le carillon mélancolique de la grande horloge dont reculent les aiguilles, le meuble tournoyant bientôt lui-même, tout entier, dans le ciel du plateau, lorsque la musique s’ébranle. Agrémentés de motifs rococo, les cloisons et le sol en quasi-miroir invitent d’étranges oiseaux, des plantes danseuses et même un vieillard ailé, Cupidon hors d’âge, omniprésent. Sous l’impulsion du metteur en scène Australien, dont le spectacle succède ici à celui, devenu légendaire, qu’Otto Schenk signait en 1972, le couple Bichette-Quinquin s’adonne à des gamineries délicieuses, dans une espiègle fièvre qui donne naissance à la plus sophistiquées des Mariandel. Tandis que défilèrent une armada de gâteaux, les ustensiles nécessaires à les confectionner et ceux indispensables à leur dégustation, l’incursion du Chanteur prend des atours d’opéra baroque français, avec l’intrusion des machines de Lully à Versailles dans le salon de la princesse Werdenberg.
Se dandinant d’impétuosité comme ses cousins de cartoon, un gros réveil sonne le début de l’acte médian, sur le toit de la boîte à souffler, le public confirmant par de nouveaux rires tout le plaisir qu’il prend à cette ronde fantaisiste. Cette fois, le rideau se lève sur une atroce galerie de nymphes et de faunes, le nouveau riche Faninal accumulant un amas de toiles symbolistes d’un goût douteux, un brin cochonnes. Pour tout mobilier, un lit de fer forgé où la jeune Sophie, jetée en pâture à la concupiscence d’un noceur aristocrate, recevra la rose traditionnelle de sa demande en fiançailles. Pour se faire, conduit par deux paisibles haridelles un carrosse argenté droit sorti du plus laid des contes de fée pénètre les lieux, le cocher étant à nouveau le vieil amour ailé du chapitre précédent – cette entrée provoque immédiatement les applaudissements et les rires. De la cabine, lorsque sonne le thème de la rose, sortent une dizaine d’Octavian, avatars plaçant le spectateur dans la pamoison de la roturière éblouie. Outre la mauvaise humeur de la promise en découvrant le grossier baron, exprimée sur la croupe des moteurs animaux, le surgissement de la troupe égrillarde en horde de satyres priapiques incarne brutalement l’érotisme gauche des tableaux collectionnés là. De fait, Faninal lui-même n’est pas dépourvu de petites cornes… n’en déplaise à la donzelle s’adonnant, sur le matelas où Ochs s’est blottit, à autant de pirouettes que son père a de reproches à lui faire. On ne s’étonne plus de voir le prétendant s’enfouir dans la ouate, sous les rires décuplés.
Un coucou suisse annonce le dernier chapitre. Plutôt qu’en l’auberge attendue, c’est sur la scène d’un petit théâtre années soixante qu’on roule Lerchenau dans la farine – un théâtre dans le théâtre, voilà bien qui n’aurait point déplu à Strauss, par exemple (Ariadne auf Naxos, Capriccio) ! Sur l’urgence de la musique, les conciliabules comploteurs vont bon train entre les nombreux acteurs nécessaires à la mise en scène qui confondra l’abject baron, dans la fièvre d’une première. Bientôt, nous découvrons une Mariandel parfaitement frapadingue qui rivalise de rires stupides et délicieux. Confronté à une vingtaine d’Ochs, Ochs perd la boule, et il ne suffit pas d’enlever son toupet pour effacer les visions, l’épouse abandonnée brandissant illico son indignation au cœur d’une joyeuse marmaille. C’est sous les faux pleurs et les rires vrais de Mariandel-Octavian qu’œuvre le Commissaire, Faninal n’hésitant pas, lui non plus, à caresser les genoux de la créature – de là les cornes de l’Acte II, bien sûr, communes à l’attroupement lubrique. Reste à la Maréchale, installée dans les rangs, donc face à nous, d’apporter la solution à une énigme que ne comprennent ni le baron ni Sophie. Dans la boîte du souffleur, Cupidon-Chronos gesticule mollement. L’ultime duo des jeunes gens s’envole dans les airs, comme dans le cinéma de Cocteau (La belle et la bête, 1945). Cette brillante fantasmagorie bénéficie d’une direction d’acteurs au cordeau, et à faire l’impasse sur les présences de Mohamed et d’Hyppolite, elle n’en est que plus pétillante !
Au pupitre du Bayerisches Staatsorchester, le nouveau directeur musical de la maison, Vladimir Jurowski, tout récemment applaudi dans les œuvres de Penderecki et de Chostakovitch [lire nos chroniques des Diables de Loudun et du Nez], signe une interprétation proprement jubilatoire qui fait entendre ce que la partition compte de plus audacieux, dans un grand raffinement. La valse et la panique s’y côtoient, oscillant entre le Strauss à venir et celui d’Elektra ou Salome quand les amants – Bichette-Quinquin, puis Sophie-Octavian – craignent le pire. Encore le chef russe ménage-t-il une tendresse obombrée aux moments qui évoquent la marche du temps, cet âge vers lequel Thérèse avance.
Nous l’écrivions en préambule, la distribution vocale est pure merveille. D’une voix très ferme, Martin Snell y campe un Polizeikommissar à l’autorité idéale [lire notre chronique de Tristan und Isolde], tandis que le soprano dramatique invasif de Daniela Köhler s’empare idéalement du rôle de Marianne, battant ici des cils pour le baron. De même qu’il honorait hier la partie du Chanteur dans Capriccio [lire notre chronique de la veille], Galeano Salas séduit par un Sänger lumineux [lire nos chroniques de Semiramide, Der Diktator, Turandot et Otello]. Graves savoureux d’Annina, la redoutable espionne italienne, signent l’incarnation positivement épicée d’Ursula Hesse von den Steinen. Lui répond en complice précieux le Valzacchi d’Ulrich Reß dont le ténor clair et la souplesse d’émission laissent pantois. Johannes Martin Kränzle livre un Faninal efficace et pleutre [lire nos chroniques de Dionysos, A village Romeo and Juliet, Die Meistersinger von Nürnberg et De la maison des morts].
Les couleurs vocales du quatuor de tête fonctionnent remarquablement bien entre elles. On retrouve l’excellent Günther Groissböck en Lerchenau, après l’avoir chanté au Salzburger Festspiele il y a quelques années, avec une superbe qui en faisait presque le rôle principal [lire notre chronique du 14 août 2014] ! Sa composition s’avère aujourd’hui moins élégante, en conformité avec l’option de mise en scène, par une mise en voix puissante et un brin gouailleuse [lire nos chroniques de Fierrabras, Das Rheingold à Strasbourg, Paris et Bayreuth, Tannhäuser, Die Zauberflöte, Parsifal, Liederabend, Der Freischütz et La fiancée vendue, ainsi que notre entretien]. Nous entendons pour la première fois le soprano Liv Redpath qui possède la fraîcheur nécessaire à Sophie ; d’abord quelque peu confidentielle, son interprétation gagne dans le dernier acte. À la Maréchale sensuelle de Marlis Petersen [lire nos chroniques de Die Jahreszeiten, Medea, Les Huguenots, Lulu à Munich et à New York, enfin d’Hamlet] fait face le bluffant Rofrano de Samantha Hankey, bénéficiant d’un mezzo généreux et d’une stature qu’un art finement travaillé rend ambigüe à souhait.
Alors que la représentation s’était ouverte par l’allocution de Serge Dorny, le nouvel intendant de la Bayerische Staatsoper, qui rendait hommage à maestro Stefan Soltész décédé avant-hier juste après le malaise subi dans cette fosse, en pleine schweigsame Frau, les saluts du final sont suivi d’un autre discours qui salue les trente-huit ans de carrière d’Ulrich Reß dans la maison. Apparaissant ce soir pour la dernière fois sur cette scène, l’artiste, dont souvent nous avons salué les mérites [lire nos chroniques de Saint François d’Assise, Parsifal, Un ballo in maschera, Die Meistersinger von Nürnberg, etc.], arbore le costume qu’en cadeau de départ l’institution lui offre : celui, précieux, de Valzacchi dans la mise en scène d’Otto Schenk.
BB