Chroniques

par bertrand bolognesi

Der Rosenkavalier | Le chevalier à la rose
opéra de Richard Strauss

arte.tv / Bayerische Staatsoper, Munich
- 21 mars 2021
Barrie Kosky met en scène "Der Rosenkavalier" à Munich, en temps de confinement
© wilfried hösl

Pour sa nouvelle production du Rosenkavalier, la Bayerische Staatsoper a convié un plateau vocal de belle prestance dont l’efficacité allie adroitement talent, musicalité et grand sens du théâtre. Retransmise le soir même par Arte en direct, la première est disponible en streaming près d’un mois durant sur le site web de la chaîne. Si cela ne compense pas le manque où nous nous trouvons de la maison munichoise, ô combien chère à notre cœur pour y avoir vécu d’inoubliables soirées lyriques ces dernières années, c’est tout de même permettre à une large audience l’accès à l’opéra malgré ce temps du covid qui ne saurait altérer l’amour qu’elle lui voue. Bien que la rencontre avec le public demeure – hélas ! – exclusivement virtuelle, les artistes s’engagent éperdument dans l’aventure, au point de signer un des plus beaux Chevalier à la rose qu’il nous fut donné de voir.

Chaque voix est heureusement distribuée, toutes défendant ardemment leur partie, quelle que soit son importance dans le spectacle. Ainsi de l’Aubergiste vif et nettement impacté de Manuel Günther [lire nos chroniques d’Almira, Fidelio et Alceste], du solide Notaire de Christian Rieger [lire nos chroniques de Tosca, Lucrezia Borgia, Tristan und Isolde, Die Soldaten, Lulu et L’ange de feu], du Commissaire truculent de Martin Snell ou de l’exquis Caspar Singh en Majordome [lire nos chroniques de Capriccio et d’Iolanta]. Timbre lumineux et style allègrement puccinien, Galeano Salas campe un Chanteur idéal [lire nos chroniques de Semiramide, Der Diktator, Turandot et Otello]. Outre la Marianne généreusement vocale de Daniela Köhle, drôlissime avec ses sourires grimaçants, on peut compter sur les moyens et l’audace du mezzo-soprano Ursula Hesse von den Steinen en Anina irrésistible [lire notre chronique de Die Tragödie des Teufels] autant que sur l’inénarrable Valzacchi de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, parfait [lire nos chroniques de Wozzeck à Nancy et à Zurich, de Rheingold à Strasbourg et à Londres, de Mathis der Maler, Siegfried et Die Liebe der Danae]. Enfin, Johannes Martin Kränzle ne passe pas son tour pour faire rire en fébrile Faninal [lire nos chroniques de Dionysos, A village Romeo and Juliet, Die Meistersinger von Nürnberg et De la maison des morts].

Le quatuor de tête est un pur bonheur, dans chaque incarnation comme dans les ensembles, du trio Bichette-Quinquin-Ochs (fin d’Acte I) au trio Sophie-Octavian- Feldmarschallin (fin d’Acte III). Quel plaisir de retrouver la basse enchanteresse de Christof Fischesser ! En soignant une ligne de chant d’exigeante tenue, en nuançant plus qu’à son tour bien des modes expressifs du personnage, disposant pour ce faire d’un timbre qui jamais ne pâlit, y compris dans le plus grave du registre, il livre un Lerchenau paradoxal, attachant jusqu’en ses frasques les plus débectables [lire nos chroniques de Tristan und Isolde, Tannhäuser, Das Labyrinth, Die Meistersinger von Nürnberg, Elektra et Fidelio]. Appréciée à Bayreuth [lire notre chronique du 13 août 2019], Katharina Konradi prête à Sophie un instrument des plus souples qu’elle met au service d’une naïveté un rien balourde, charmante mais jamais mièvre. D’un soprano élégamment mûri, doté d’un phrasé qui mène souverainement les interrogations existentielles du rôle, l’excellente Marlis Petersen s’avère, une fois de plus, à son avantage en Fürstin Werdenberg [lire nos chroniques de Die Jahreszeiten, Medea, Les Huguenots, Lulu et Hamlet, ainsi que du Liederabend donné ici-même]. Terminons par le rôle-titre, confié à raison au mezzo étasunien Samantha Hankey, découverte de taille qui compose un Quinquin délicatement masculin, agrémenté d’une couleur franche, savoureux en Mariandel – la fausse brune en fait des tonnes : quels regards au premier acte et quels éclats de rire adorablement stupides au dernier ! –, un Rofrano de saine vaillance, enfin un Octavian plus subtile que d’accoutumé.

Main dans la main avec le metteur en scène dont il a pratiqué plusieurs réalisations [lire nos chroniques de Moses und Aron et The Bassarids], Vladimir Jurowski cisèle comme personne l’ouvrage de Strauss. À la tête d’un Bayerisches Staatsorchester irréprochable, il mène une représentation tonique, point trop sucrée, où domine la clarté – c’est plutôt rare dans ce répertoire souvent obésifié. Joie et danger sont remarquablement conjugués au I ; au II s’affirme une opulence bien venue, comme si la fosse prenait acte de la prétention aristocratique du parvenu ; pour finir, une modernité musicale insoupçonnée émerge du III. Le chef russe n’a pas fini de surprendre [lire nos chroniques du 8 décembre 2003, du 17 décembre 2010, du 21 mars 2011, du 11 juin 2012, du 28 février 2013, du 2 mars 2014, du 24 août 2017 et du 13 juin 2018, enfin des DVD Das klagende Lied, The Rake’s Progress, La petite renarde rusée, Les cloches et Hamlet] !

C’est avec un opéra de Richard Strauss que nous abordions pour la première fois la verve indiciblement inspirée de Barrie Kosky, en la capitale bavaroise, dans le cadre du Münchner Opernfestspiele. Depuis cette schweigsame Frau de rêve [lire notre chronique du 30 juillet 2010], l’inventivité pétillante de l’artiste australien ne s’est pas démentie [lire nos chroniques de Saul, La foire de Sorotchintsy, Pelléas et Mélisande, Agrippina et Le prince Igor]. Avec la complicité d’Alessandro Carletti (lumières), Victoria Behr (costumes) et Rufus Didwiszus (décor), Kosky inscrit l’œuvre dans l’inexorable marche du temps. Une grande pendule de salon domine la scène lorsque le chef gagne son pupitre. Les aiguilles filent en sens inverse, tournoient et se croisent vertigineusement. C’est de cet outil à mesurer les heures comme les années que surgit Bichette, en petite tenue, cueillie par Quinquin. Après le duo presque tragique qui clôt l’Acte I, l’amante se réfugie sur ce balancier. Un réveille-matin commence le II, quand un coucou suisse chronomètre le III. Par-delà cet élément, l’omniprésence d’un Cupidon antédiluvien joué par Ingmar Thilo, tour à tour vieux Papageno et ange musicien qui asperge le couple de paillettes et fragile flûtiste beckettien, tisse plus profondément une poétique du temps non dépourvue d’un sourire aigre-doux. Bientôt familier, cet étrange personnage conduit lui-même le carrosse zinzin dans le salon de Faninal – Koski s’amuse avec le kitsch absolu de cette réplique d’un véhicule du roi Louis II. Lorsqu’Ochs se blesse (le bout du doigt, c’est encore plus drôle) et se réfugie dans le lit de la fiancée – rien que cela… – le rôle du médecin est dévolu au vieillard souriant. Et ainsi de suite...

Loin de s’en tenir à une scénographie ingénieuse – palais rokoko, envahissantes chairs dénudées des tableaux accumulés à l’ancienne sur les murs de la maison Faninal (exquis mauvais goût), coulisses d’un théâtre années soixante dont les gradins nous font face –, Koski signe une direction d’acteurs à cent à l’heure dont chaque détail est un rouage précieux. Loin de la parasiter c’est au cœur même de l’action que se déploie copieusement cette excitation permanente où les trouvailles sont légion. Entre ronde de plantes vertes, courses de nymphes effarouchées et de satyres déchaînés – la villa-musée de Franz von Stuck est tout près et Im Spiel der Wellen, la toile de son aîné Arnold Böcklin, est conservé à la Neue Pinakothek munichoise –, Lerchenau démultiplié, cloné comme dans un cauchemar burlesque, immersion baroque de l’air italien avec jupettes et panache de plumes, on n’en finirait pas d’énumérer les épices qui font l’inépuisable fantaisie de ce Rosenkavalier. Le magicien de s’en tient pas là : avec la distribution en bonne et due forme des rôles et des salaires par Valzacchi à ses acolytes es iocos, c’est une mise en abîme de son art lui-même qu’il convie. L’opéra s’achève dans le dépouillement : le choix d’un climat sombre éloigne les sirènes du seul divertissement. Bravisssimo !

BB