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Der Schatzgräber | Le chercheur de trésor
opéra de Franz Schreker
Ne désespérons pas, tout peut arriver ! Après une transposition dans le monde forain à Francfort, il y a près d’une vingtaine d’années, puis une version trash à Amsterdam, dix ans plus tard [lire nos chroniques du 7 mars 2004 et du 15 septembre 2012], c’est dans une lecture d’une saine clarté que Der Schatzgräber arrive sur la scène de l’Opéra national du Rhin. Reprise par Eva-Maria Abelein, la production que Christof Loy signait de l’ouvrage de Franz Schreker à la Deutsche Oper de Berlin gagne Strasbourg où elle en marque la création française.
Comme cela fut le cas en octobre 2012, Marko Letonja est en fosse, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg dont les musiciens, malgré l’avènement d’une nouvelle direction il y a peu, se révèlent une nouvelle fois ses excellents complices [lire notre entretien, ainsi que nos chroniques des 5 avril et 9 octobre 2014, des 31 mai et 29 novembre 2018, des 31 janvier et 7 février 2019, enfin du 9 mars 2022]. En forgeant son esthétique personnelle par association de procédés puisés dans la verve wagnérienne comme dans la sonnerie gothique, dans un figuralisme plus ancien (la harpe pour illustrer l’évocation du luth magique), dans les moires symbolistes comme dans un accent puccinien à l’héroïsme un rien jobastre, Schreker, dont ce Chercheur de trésor invite progressivement la manière de Mahler avant de s’achever dans une définitive ponctuation qui semble sourdre d’une tragédie de Strauss, inscrit sans malice sa musique dans le mouvement Jugendstill. Loin de profiter trop des opulences qu’un tel programme laisse deviner, le chef slovène s’attache au chatoiement de la fosse sans envahir jamais le plateau. Un lyrisme soigné, presque contrit par moments, traverse la tendresse des cordes et la vigueur des salves de cuivres, dans un équilibre idéal et souverain. Plutôt que de céder à la tentation de l’enthousiasme, Letonja veille, sagement.
Dans le silence relatif qui caractérise un début de soirée, le rideau se lève sur un grand salon de marbre, au luxe sombre. Les appliques des murs appartiennent encore à un Art Nouveau tardif, quand l’ensemble rappelle nettement les réalisation d’Adolf Loos, Art déco, donc. Une panthère noire empaillée appelle déjà le bref récit du rêve du ménestrel où un félin menace – de fait, dans l’argument imaginé par Schreker qui écrivit lui-même le livret, le mode onirique du conte et celui d’un réel pragmatique sinon sordide entre en étroite résonnance, quand bien même s’avère-t-elle vertement contradictoire. Sur scène, on rit. Quelques noceurs sont venus s’amuser là, dont plusieurs officiers, et le champagne semble couler à flots. L’Aubergiste accueille les frasques de ces messieurs, lui qui rêve d’une boutique honnête et bien placée, ce qui induit que celle-ci est située aux confins de la ville et qu’honteuse est sa pratique. Le rôle est tenu par Per Bach Nissen [lire notre chronique de Beatrice Cenci], basse à l’inflexion calme et à l’impact presque aérien qui rend sympathique le père d’Els, celle par qui tout scandale arrive. L’avidité de la jeune fille à l’égard des bijoux de la reine est si puissante qu’elle constitue la trame enchevêtrée du drame, le tapis dans lequel les pas d’Els elle-même finiront par se prendre. Non contente de ses noces prévues avec un riche Gentilhomme robustement campé par le ferme baryton de James Newby, Els envoûte Albi qui promet d’occire le promis et de dérober pour elle, sur sa dépouille, le collier qu’elle convoite. Le crime a bien lieu, mais le bijou est ailleurs, et c’est un ménestrel qui le cueille : alors qu’il réclame sa récompense, Els humilie Albi et le charge de s’emparer du luth magique dont le pouvoir – découvrir les trésors enfouis – la confondrait. Le chant emporté de l’amant ainsi dominé est confié avec avantage à l’excellent Tobias Hächler, applaudi récemment dans un autre opus de Schreker, Irrelohe [lire notre chronique du 19 mars 2022]. Contrairement à cette « vraie pie que les bijoux rendent folle », Elis, le ménestrel d’abord accusé de meurtre, cherche un autre trésor, l’amour : l’âme damnée de l’auberge, qui gère si froidement ses charmes et leur effets sur les hommes, brûle soudain d’un irrépressible désir pour le musicien. Ainsi ce qui ressemblait à une énième histoire de femme fatale évolue-t-il vers autre chose.
Sous diverses identités, le dramatis personae cher à Schreker est bien là : un luthiste – tel le compositeur de Der ferne Klang, par exemple [lire nos chroniques du 19 avril 2019 et du 6 avril 2020], ou l’artiste peintre de Die Gezeichneten [lire nos chroniques du 18 avril 2004, du 4 août 2005, du 27 avril 2013, du 17 mars 2015 et du 7 juillet 2017] –, une jeune femme qui souhaite arriver par tous les moyens, un aubergiste, un seigneur et une foule de jouisseurs plus ou moins recommandables, embarqués dans un conte dont ils regardent de haut la teneur magique, enfin une aura sexuelle volontiers scandaleuse. On ne s’étonne pas du choix de le programmer ici, si l’on se souvient que l'on doit à l’actuel directeur de la maison, Alain Perroux, la seule biographie en langue française de Franz Schreker (Éditions Papillon, 2002).
La seconde partie de cet opéra en quatre actes (avec Prologue et Épilogue) commence à nouveau sans musique, comme au théâtre. Les soupirants d’Els, y compris les morts, sont réunis autour d’une grande table de banquet. Ils l’applaudissent lorsqu’elle entre en scène. Elle chante la chanson de sa mère, suspendant l’action en un moment de nostalgie et d’intimité comme hors de la course du destin qui l’achemine vers le pire. La situation est périlleuse : la reine est malade sans ses bijoux, le roi a engagé Elis et son luth pour retrouver le trésor qu’Els a caché, donc si elle veut sauver du déshonneur celui qu’elle aime, elle doit lui remettre les bijoux perdus qui rendront la vie à leur propriétaire. Durant l’interlude orchestral, la domesticité et les officiers se dénudent et s’enlacent : danseuses et danseurs dessinent une joute sexuelle qui démultiplie les combinatoires. La reine guérie, voilà qu’un Chancelier particulièrement belliqueux, attribué au ténor aiguisé de Damian Arnold, met en doute le pouvoir du luth et accuse le sauveur, tout juste élevé au rang de Chevalier d’Ilsenborn, d’être le voleur du trésor. Le Bailli, d’abord amoureux d’Els, surgit pour révéler qu’elle est à l’origine de tout mal. Un nouveau coup de théâtre lui épargne la potence : le Roi avait promis une femme au Bouffon … et c’est celle-ci qu’exige ce dernier ! Nulle tragédie, donc, mais la conclusion d’un conte : transmise par les bijoux maudits, la maladie s’est révélée en leur absence pour s’abattre sur Els comme elle avait frappé la reine. La fille de l’aubergiste en meurt.
Outre la prestation impeccable du Chœur de l’Opéra national du Rhin, sous la direction d’Alessandro Zuppardo, dont un Libera me hiératique et saisissant, saluons celle de Damien Gastl, en Comte favorisé par un phrasé élégant, quand le Bailli du baryton Kay Stiefermann souffre d’une instabilité qui rend un rien falot ce personnage-clé [lire nos chroniques de Tristan und Isolde et de Parsifal]. On retrouve avec plaisir l’excellent Derek Welton, jeune baryton-basse généreusement projeté qui dote le Roi d’une présence incontestable [lire nos chroniques de Parsifal, Les Huguenots, Das Rheingold par Götz Friedrich puis par Stefan Herheim, Lohengrin, Le prophète, Das Wunder der Heliane et Elektra].
Enfin, les trois premiers rôles font merveille !
À commencer par le Bouffon attachant et très en voix de Paul Schweinester, ténor de caractère qu’anime une endurance remarquable et un vrai sens du théâtre [lire nos chroniques d’Amleto, Don Quichotte et Ariadne auf Naxos]. Avec une agilité confondante qui se joue de toutes les difficultés, le soprano finlandais Helena Juntunen livre une Els fascinante par ses fulgurances vocales [lire nos chroniques de Die tote Stadt, Der Zwerg, Salome et Les contes d’Hoffmann]. Disant impeccablement ce qu’il chante, en bon Liedersänger, Thomas Blondelle déploie en Elis un héroïsme naturellement projeté et prudemment contrôlé. Conduisant avec soin une ligne que le compositeur a souvent menée avec rudesse, il négocie adroitement certains aigus. Avec intelligence [lire nos chroniques de Das Rheingold, Der fliegende Holländer, Lady Macbeth de Mzensk, Salome, L’invisible et Parsifal], le ténor prend en compte la grande tension de ce rôle écrasant qui lui va si bien et auquel il ménage des trésors de nuance (comme dans la légende du château d’Ilsenheilm, entre autres).
Le succès est au rendez-vous de cette représentation très réussie, et si l’auditeur ne verra pas le décor imposant de Johannes Leiacker et les costumes de Barbara Drosihn, il pourra entendre bientôt Der Schatzgräber sur les ondes (26 novembren 20h, sur France Musique).
BB