Chroniques

par gilles charlassier

Der Zwerg | Le nain
opéra d’Alexander von Zemlinsky

Théâtre de Caen
- 7 février 2019
reprise du Nain (Zemlinsky) de Daniel Jeanneteau au Théâtre de Caen
© f. iovino

Les coproductions présentent l’avantage de renouveler la perception d’un spectacle au gré des géométries différentes des auditoriums où il est donné. Ainsi en est-il du Zwerg de Zemlinsky réglé par Daniel Jeanneteau, présenté à Lille et Rennes, deux salles à l’italienne, avant d’investir le Théâtre de Caen, édifice inauguré en 1963 où la scène est dans une configuration plus évasée (également utilisée, plus de deux décennies plus tard à la Bastille) et d’y rencontrer les conditions les plus favorables à ses intentions dramaturgiques.

Économe, le dispositif se résume à un encadrement blanc sur un fond noir et dépouillé, qui réfléchit habilement les lumières de Marie-Christine Soma. Le travail du metteur en scène s’appuie sur le contraste des costumes imaginés par Olga Karpinsky. Reproduisant la bichromie du décor, la cour est habillée sous le mode de l’uniforme et du déguisement : le noir luisant pour le chambellan et les caméristes, la feinte innocence du tulle blanc pour l’Infante et ses compagnes à l’heure de la fête. Seul le Nain, en une irruption de la banalité du vêtement contemporain, jean, pull et baskets, se tient dans un écart, visuel autant qu’affectif. C’est par cette apparence marginale, dans une intrigue où tout est jeu, que s’explicite la tragique incompréhension entre Donna Clara et le Nain. Ce dernier n’a pas de masques, ses sentiments ne sont pas une posture. L’efficace dialectique maintient alors une tension qui va se résoudre dans la désillusion. Amplifiant la révélation du mensonge et de la laideur en un vaste panneau spéculaire prenant à témoin la fosse et le public, l’apocalypse – au sens étymologique du terme – saisit autant le spectateur que le malheureux héros.

L’intelligence du concept scénographique se trouve relayée par des incarnations subtiles qui ne se contentent pas du stéréotype. Si Julie Robard-Gendre fait valoir en Ghita, la camériste préférée de la princesse, une remarquable homogénéité d’émission et de timbre qui la distingue du pépiement bien ordonnancé des trois autres compagnes, confiées à Laura Holm, Marielou Jacquard et Anna Reinhold, et de l’octuor de mezzos des suivantes, aux côtés du solide Don Estoban de Paul Gay, jamais inutilement accorte, la Donna Clara de Jennifer Courcier module un caprice princier non cantonné à l’insensibilité envers son jouet humain. Douée d’une volubilité éclatante et juvénile, elle laisse affleurer d’impuissants remords face à la crédulité de sa créature. Transcrit dans les intonations, le froncement d’inquiétude des sourcils souligne la complexité sous-jacente de son personnage. Plutôt qu’une insouciante mijaurée, l’Infante résonne d’abord comme la cruelle et implacable émissaire de l’irréductibilité du réel et de la différence.

Dans ce conte tragique prenant ainsi une tonalité parabolique, Mathias Vidal témoigne d’un admirable engagement dans le rôle-titre. Secondé par l’ampleur plus chambriste de l’adaptation pour une vingtaine de pupitres réalisée en 2014 par Jan-Benjamin Homolka, le ténor français cisèle les émotions et l’aveuglement désespéré du petit homme laid, sans que le format plus intime ne réduise la projection originelle du caractère.

C’est d’ailleurs la grande réussite de ce Zwerg et de Franck Ollu, ici à la tête de l’Orchestre Régional de Normandie, formation de chambre qui n’ignore pas le corpus moderne et contemporain – la phalange participe d’ailleurs, chaque année en mars, un mini-festival autour d’une figure de la création musicale [lire nos chroniques des 18, 19 et 20 mars 2005, des 20, 21 et 22 mars 2009, enfin des 8 et 10 avril 2011], organisé par le conservatoire de Caen et la commuauté urbaine, Aspect des musiques d’aujourd’hui. Le chef rochelais encourage les pupitres à faire vibrer les couleurs et les ironies de la partition. Il parvient à transsubstantier l’allégement de la pâte sonore pour ne pas trahir l’opulence sensuelle de l’écriture. Décantation ne vaut pas castration, dans cette réduction qui ne sacrifie pas la saveur de l’original : la leçon de Schönberg, on ne saurait plus opportune dans ce répertoire, fut entendue.

GC