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Chroniques
deux concerts de l’ensemble Utopik
œuvres de Debussy, Harrison, Ives et Murail
Dans bien des cas, un parcours de festival se construit autour d’œuvres rares ou de compositeurs peu joués, mais il arrive aussi (parfois les deux se conjuguent agréablement) que nos choix se portent vers un ensemble dont nous suivons de près trajectoire et actualités. C’est le cas de la formation nantaise Utopikque nous retrouvons après la résidence de Philippe Hurel, au mois d’avril dernier. Les « utopistes » ne sont pas novices sur La Folle Journée : après une première participation en 2011 lors de l’édition Les Titans (programme Busoni, Schönberg et Strauss) puis un concert-lecture consacré au Marteau sans maître l’an dernier [lire notre chronique du 1er février 2013], ils proposent cette fois trois concerts autour des musiques de Charles Ives [photo], Tristan Murail, Claude Debussy, Luciano Berio, John Cage et Lou Harrison. Il est également à noter que, regroupés sous l’item Utopik Percussions, les percussionnistes de l’ensemble se sont également produits sur le dimanche au Lieu Uniquedans un programme exclusivement consacré à Steve Reich : première partie de Drumming pour bongos accordés (1970-1971) et Sextet pour deux pianos, synthétiseur, trois marimbas, deux vibraphones, grosses caisses, tam-tam et maracas (1984-1985). Cet article évoquera le premier concert de l’ensemble et le dernier, donné dimanche matin par trois de ses solistes : Michel Grizard, Nathalie Henriet et Hédy Réjiba.
À première vue, la présence de Murail dans un festival visant à mettre en lumière un siècle de musique(s) américaine(s) peut surprendre. Soit, il est installé aux États-Unis et enseigne la composition à l’Université de Columbia (New York), mais on pourrait voir en ce programme la récupération du concert de clôture de la résidence du compositeur dans la région en mars 2012 (ce qui n’a rien de choquant en soit). On y retrouvait, en effet, un double programme Murail/Debussy constitué de Seven Lakes Drive pour flûte, clarinette, cor, piano, violon, violoncelle (2006), d’Unanswered questions pour flûte seule (1995). Le concert de La Cité offre toutefois une mise en regard supplémentaire entre Ce qu’a vu le vent d’ouest extrait des Préludes pour piano de Debussy et les Dernières nouvelles du vent d’ouest pour alto, cor, piano et percussion de Murail (2011) dans lesquelles entendre quelques lointains échos de « vents musicaux passés » (pour reprendre l’expression du compositeur) de Paganini, Debussy et Messiaen.
Une autre hypothèse s’offre à nous : l’idée d’une boucle (ou d’une forme en arche) entre Unanswered questions qui ouvre le programme et The Unanswered question de Charles Ives (1908) le refermant. Une fois encore, non, puisque Murail précise que cette pièce est avant tout un hommage à Dominique Troncin – dont Yusuke Ishii jouait hier Ciel ouvert [lire notre chronique de la veille] – et que, malgré son titre, il n’y a « rien de commun avec l’œuvre de Charles Ives, si ce n’est que certaines questions resteront éternellement sans réponse ». Nous voilà bien avancés… Après tout, peu importe ! Si le lien avec la modernité américaine semble ténu, Utopikconvie à un concert bien ficelé où le rapport avec le continent américain est peut-être à chercher sous une forme d’évocation poétique, presque écologique. Ainsi, Seven Lakes Drive (commande du Festival Messiaen au Pays de la Meije), extrait du cycle Portulan, transcrit une traversée de l’Harriman State Park entre forêts et lacs naturels ou artificiels. Laissons-nous porter par cette idée.
D’à peine plus de cinq minutes, Unanswered questions de Murail est livré avec beaucoup précision par Gilles de Talhouët. Cette pièce, qui exploite généreusement le glissando avec arrivée sur sons harmoniques et techniques de souffles, est un excellent choix pour se glisser dans le concert. Toujours très maîtrisé, le jeu séduit par une belle conduite et un recul optimal sur les textes interprétés.
Passant de la flûte seule au quatuor, poursuivons avec Dernières nouvelles du vent d’ouest, belle musique de souffle, d’impacts entre jeu de résonance d’un piano étendu par les ressources de l’ensemble et d’une percussion entre échos (cymbale suspendue, tam-tam, crotales) et granulation (maracas). Afin de faciliter la mise en miroir Murail/Debussy, l’ensemble reste en scène pour Ce qu’à vu le vent d’ouest par Ludovic Frochot. Lors du concert de clôture de la résidence Hurel [lire notre chronique du 29 mars 2013], nous retenions chez ce pianiste une formidable conduite harmonique dans un son toujours détaillé ; si ces qualités sont appréciables dans Debussy, elles sont rejointes par un jeu très clair qui refuse avec goût une lecture évanescente ou impressionniste de ce répertoire.
Nous arrivons au père de la modernité américaine avec Over the pavements, scherzo pour piccolo, clarinette, basson (ou saxophone baryton), trois trombones (dans la version originale), piano et percussion de Charles Ives (1907-1913). Ce titre fait référence à la fascination du compositeur, résidant alors à Central Park West, pour la diversité rythmique produite par le mélange du pas des chevaux, du tramway, des passants. Cette double ou triple temporalité se retrouve dans son scherzo aux airs de fanfare grippée. Très exigeante pour les instruments à vents, la partition développe une écriture mécanique aux inflexions jazzy entre clarté d’une forme qui se déstructure et langage harmonique polytonal. À la manière de Cowell ou de sa Symphonie n°2 « Anthropos », la pièce se referme sur un pied de nez.
Retour à Murail avec Seven Lakes Drive. La polyrythmie entre carrures de 3/8 et 4/8 d’Ives fait place à une page susceptible de mettre en avant les qualités sonore et de fusion d’un ensemble. L’exécution révèle le travail de fond amorcé par Utopik sur les pièces du répertoire contemporain. Ives clôt en point d’interrogation ce programme. Recherchant une forme de spatialisation par la dislocation de son effectif instrumental (groupe deux flûtes, hautbois, clarinette à gauche, trompette solo au centre et quatuor à cordes à droite), le compositeur affirme également les champs, parfois symboliques, de sa modernité : suppression de la barre de mesure et juxtaposition de plusieurs pôles tonaux. Cette pièce, qui laisse forcément songeur, offre une belle porte d’entrée à l’univers singulier d’Ives. Elle laisse sans doute plus de questions sans réponses que d’affirmations péremptoires.
D’autres questions sont soulevées par le programme du dimanche laissant une large place à la musique de Lou Harrison. Après avoir étudié la composition auprès de Cowell et Schönberg, Harrison est profondément marqué par sa rencontre avec Ives et les influences des musiques traditionnelles japonaises et coréennes. Ces dernières se transcrivent souvent par l’utilisation d’instruments hétéroclites ou associés aux musiques des pays convoqués. Cette approche est particulièrement active dans la Sérénade pour guitare et percussions (déclinée en cinq mouvements) ou dans Avalokiteshvara pour harpe et percussions (tiré des Quatre pièces pour harpe, 1964). On y retrouve des sonorités proches du gamelan balinais dans un set de percussion regroupant crotale, tambour de basque et cloches à vaches qui créent un halo résonant. S’agit-il là d’un folklore recomposé sur fond d’universalité ? Les solistes livrent un beau moment musical exhumant quelques pièces rarement à l’affiche.
NM