Chroniques

par françois cavaillès

Diàlegs de Tirant e Carmesina | Dialogues de Tirant et Carmésine
opéra de chambre de Joan Magrané Figuera

Festival Castell Peralada / Claustre del Carme
- 18 juillet 2019
création de "Diàlegs de Tirant e Carmesina, opéra de Joan Magrané Figuera
© toti ferrer

Adaptation du grand roman chevaleresque catalan Tirant le Blanc (Joanot Martorell, 1490), Diàlegs de Tirant e Carmesina a la fraîcheur et le charme de la création, au trente-troisième Festival Castell Peralada, au beau milieu du Claustre del Carme. Présenté sous l’appellation un peu trompeuse d’opéra de chambre, il s’agit plutôt d’un poème symphonique contemporain, sans véritablement récitatif, ni ensemble vocal, fidèle durant quatre-vingts minutes à la nature inspirante, voire édifiante du sujet, aussi vif que l’éclair artistique d’une jeunesse brillante, par un soir cordialement électrique réunissant le Tout-Barcelone.

Le compositeur Joan Magrané Figuera (né en 1988), le librettiste Marc Rosich et l’ensemble instrumental (quatuor de cordes, harpe et flûte) dirigé par Francesc Prat ont mis à l’œuvre le soin profond de défier les dispositifs existants et de produire du neuf. Mise en espace par le sculpteur Jaume Plensa dans de séduisantes ténèbres animées de tissus et de lumières aux tons clairs unis – costumes de Joana Marti, éclairage de Sylvia Kuchinow –, la trame court à travers les quatre parties du roman avec souffle, élan, humilité et sincérité, aboutissant à une nouvelle forme élevée sur les ressorts lyriques du romantisme médiéval, sous le soleil moderne de Wagner et Debussy.

Accourant au secours de l’empereur de Constantinople, le chevalier breton Tirant rencontre Carmésine. Dès l’ouverture des fenêtres, les charmes de l’infante grecque, confinée depuis longtemps dans une pièce obscure à la suite de la mort du prince, le font tomber en extase. Une brève lamentation s’en suit, mettant en valeur le vibrant baryton de Josep-Ramon Olivé [lire nos chroniques de Missa scala aretina et de Káťa Kabanová]. Noble, ample et bien articulé, le rôle est prêt à s’enflammer dans la conquête de son idéal féminin. L’amour réciproque ne fait aucun doute, porté par une mélodie naissante et comme étouffée : sobre et discrète, la musique laisse s’annoncer une tragédie. Vite lancé, comme en rêve, à la poursuite de son union passionnée, le couple prend conscience de s’avancer à contre-courant des réalités de la cour, représentées par deux personnages opposés, la Veuve Reposée et Plaisir de Ma Vie, respectivement nourrice et confidente de la princesse. Elles sont interprétées par le mezzo Anna Alàs, éminemment expressive et fascinante [lire notre chronique du 6 août 2018], merveilleuse tragédienne pour finir.

D’abord remarquée dans le duo funèbre avec la Veuve Reposée, puis alimentant la conversation lyrique – jeu de petit théâtre qui évoque, en tant que drame amoureux à trois personnages, Le devin du village de Rousseau, archétype occidental des opéras en un acte [lire notre chronique du 11 août 2018] –, mais aussi nourrie de sensibilité grâce aux harmonies et aux couleurs délicates de la trame musicale, Carmésine cède au transport en recevant de l’aimé son propre portrait. C’est un miroir où se multiplie la réjouissance de l’infante s’y reconnaissant. Quelques machinations vient égarer leur joie. Des cordes hirsutes sonnent l’alarme, panique et colère semées dans le coeur de Carmésine, sursaut dramatique wagnérien puissant... L’interlude vibre encore de cette violence. Anna Alàs a souri, retourné sa cape réversible rouge-gris et tenté de pervertir les âmes des amoureux. Le jeu du soprano Isabella Gaudi gagne alors en intensité [lire notre chronique d’El público]. Face au fidèle amant, elle entre en grâce, comme lui en guerre. Le quatuor de cordes déchaîné et les lumières rutilantes dynamitent l’action. Par bribes concises, le tissu instrumental accompagne l’intrigue en réussissant les transitions, telle la belle accalmie dessinée par la flûte au retour de la bataille. Il insuffle à merveille le mystère lorsque tous les musiciens sont réunis, puis supplantés par le chant des charmeuses.

Typiques de cette littérature, les tourments de Tirant et Carmésine trouvent un écho surnaturel dans l’œuvre de Joan Magrané Figuera qui, dans ses rares débordements, fait songer au meilleur du quatuor à cordes d’après-guerre. Les ambiances sont créées selon les habitus de l’art lyrique d’aujourd’hui. L’inventivité trouve sa place, comme au prélude de la troisième partie, par exemple, où le violoncelle vibre tel un gong, baigné d’un sublime écho aigu. Finement agile, l’écriture vocale n’est pas délaissée et revient souvent au soprano, à entonner avec sensibilité la mélodie traditionnelle Qui mercè no ha, mercè no deu trobar. La princesse reprend sa place à la cour, mais dès lors se répand un trouble suprême, de toute beauté, grâce aux chanteurs et à la direction très précise de Francesc Prat, jusqu’à la terrible conclusion tragique. Tirant va au-devant de la mort, il agonise dans les bras de Carmésine, bouleversée. Chacun retient son souffle... Tirant a rendu le sien.

FC