Chroniques

par bertrand bolognesi

Dialogues des carmélites
opéra de Francis Poulenc

Münchner Opernfestspiele / Bayerische Staatsoper, Munich
- 9 juillet 2010
© wilfried hösl

Bien souvent brillantes, justes et inspirées, les impulsions sur lesquelles Dmitri Tcherniakov engage ses mises en scène ont pour principal travers de ne pas tenir sur la durée, et, le maître d’œuvre s’y attachant jalousement, d’imposer certaines incohérences à la représentation, au bout du compte. Revers d’une médaille pourtant bien frappée, la plupart du temps, comme en témoignait à Garnier l’Eugène Onéguine que l’artiste russe signait pour le Bolchoï [lire notre chronique du 8 septembre 2008]. Ce soir, ses Dialogues des carmélites surprennent, interrogent, intriguent.

Notre première soirée à l’excellent Münchner Opernfestspiele bouscule les habitudes, révélant de l’ouvrage de Poulenc plusieurs aspects souvent laissés anodins ou comme allant de soi. L’on ne pourra qu’être fasciné par cette belle idée de figurer le carmel comme une maison perdue sur une scène vide, dansant dans l’immensité du monde dont elle s’exclut. Il y a là une délicatesse de conception encore jamais vue, situant à une grande hauteur de vue le travail de Tcherniakov (ici également scénographe). Avec la complicité d’Elena Zaïtseva pour les costumes et, surtout, celle des lumières savamment dosées de Gleb Filchinski, la production va d’abord droit à l’essentiel, concentrant le public par sa sobriété, celle de la vie communautaire à laquelle il lui est donné d’assister dans ses diverses tâches – le tableau imaginé dans le cellier du couvent est, en cela, absolument remarquable –, le vide d’un monde chaotique, celui de la Révolution française… à moins que ?

Nous y voilà. Nous ne sommes pas à la fin du XVIIIe siècle à Compiègne mais quelque part dans l’immensité soviétique des années soixante. Pourquoi pas ? Après tout, le parallèle n’est pas inepte, loin s’en faut, mais fallait-il, vraiment, que Mère Marie devînt une militante sournoisement infiltrée chez les religieuses, qu’elle aguichât cordialement les commissaires du peuple – mazette, quel soutien-gorge ! – et qu’à l’embrasement tout khovantchinien du couvent la machine de Guillotin cédât sa place ? Une fois de plus, les indéniables traits de génie de Tcherniakov [lire nos chroniques du 3 juillet 2010 au Festival d’Aix-en-Provence – Don Giovanni – et du 4 avril 2009 à Bastille – Macbeth] affirment donc cruellement leurs limites.

Une mise en scène sensible et ambitieuse demeurant, malgré ses orgueilleuses obstinations, préférable à l’écrasante routine des visions plus conventionnelles, la soirée n’est pas mauvaise. D’autant que certaines incarnations la transfigurent aisément, bien qu’inégale se montre la distribution.

À commencer par l’excellente Constance d’Hélène Guilmette, dépourvue des cabotinages et minauderies habituels, menant son chant sans effort apparent jusqu’à dessiner au personnage un naturel convaincant. Saluons Anaïk Morel en Mathilde, la voix généreuse de Heike Grötzinger en Jeanne, pour les dames, et, côté messieurs, le respectable Thierry de Rüdiger Trebes et le Geôlier avantageusement timbré de Levente Molnár, sans oublier Oscar Quezada qui donnant une saine fermeté à Javelinot.

C’est, malheureusement, dans les rôles importants que le bât blesse. Ainsi de Susanne Resmark, Mère Marie incroyablement sonore, pour ne pas dire aboyante, plus encore qu’à Toulouse, cet automne [lire notre chronique du 27 novembre 2009], qui affiche de salutaires progrès quant à la diction française. L’on rappellera, à sa décharge, comment le metteur en scène construisit le rôle et, en ce sens, elle est tout simplement parfaite. Mais que devient la subtile rhétorique religieuse de Bernanos ? Attachante Madame Lidoine quant au jeu, Soile Isokoski, contre toute attente, n’offre guère les qualités vocale requises, accusant un grave fluet, un médium légèrement instable, un aigu acide ; trois registres qui ne veulent pas coopérer (méforme passagère ?). Plus grave : Susan Gritton livre une Blanche totalement incompréhensible, écorchant le français comme personne en une pâte de voyelles indifférenciée et malmène vertigineusement l’intonation, dans une curieuse couleur de mezzo-soprano fatigué.

Trois chanteurs dominent – et avec quel panache ! Rien de surprenant à ce qu’Alain Vernhes campe un Marquis bien chantant à la diction exemplaire, d’une humanité confondante, il n’empêche qu’on en vit peu d’une telle tenue, disons-le. Le Suisse Bernard Richter chante en toute clarté la partie du Chevalier, affirmant un précieux art de la nuance, toujours en intime intelligence avec le texte comme avec la mise en scène – ce Chevalier-là est un fougueux tout autant angoissé que sa sœur dont il pourrait bien être incestueusement épris. Enfin, Felicity Palmer est une immense Madame de Croissy, prieure toute discrète bonté lors du premier entretien avec Blanche, ne jouant aucune autorité superflue, et bouleversante dans ses visions comme en sa mort, ici plus expressionniste que jamais – une mort qui vous poignarde au fauteuil.

Au pupitre d’un Bayerisches Staatsorchester d’une précision formidable, Kent Nagano dévoile ce que la partition possède de plus lyrique. Au souvenir de la version qu’autrefois il en donnait à Lyon, claire et contrastée, dans cette couleur particulière des orchestres français, l’actuelle interprétation paraîtra plus opulente, profitant de l’exquise onctuosité des cordes bavaroises. En conclusion, si l’émotion est au rendez-vous – n’est-ce pas le principal ? –, les débordements de cette production, pour agaçants qu’ils soient, ne ternissent pas ces Dialogues.

BB