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Chroniques
Dialogues des carmélites
opéra de Francis Poulenc
En janvier 1957 était créé à la Scala de Milan Dialogues des carmélites, nouvel opéra d’une facture assez étrange qui venait achever les quatre plus noires années traversées par son auteur, Francis Poulenc. Le public découvrait alors un sujet historique qu’aucune intrigue amoureuse ne venait épicer – ce qui n’équivaut certes pas à dire une absence de ce thème : au contraire, l’amour pourrait bien être le fil conducteur de l’histoire, Blanche venant chercher au Carmel une mère qui lui fut soustraite dès la naissance –, une écriture vocale héritière de la tradition belcantiste qui soignait une caractérisation efficace des personnages, un texte d’une grave élévation soulevant des questionnements jamais abordés de front et si profondément sur les planches lyriques, une partition qui, pour tissée qu’elle fût dans un réseau leitmotivique aussi proche de Wagner que de Debussy, laissait son expression se référer autant à la tendresse mélodique de Mozart, à la tourmente spirituelle de Schubert qu’aux lentes moires presque décomposées d’un Moussorgski.
Le plus étonnant : la musique de Poulenc y demeurait reconnaissable entre toutes, affirmant un salutaire désir de clarté formelle – judicieux choix de coupures dans la pièce originale de Bernanos, structure génialement équilibrée en trois actes de chacun quatre tableaux, etc. –, faisant feu de tout bois sans se dépersonnaliser jamais. Quel paysage accompagnait cet abord-là ? Aussi bien celui de la Sérénade II de Bruno Maderna que côtoyait la Sonate pour flûte et piano dudit Poulenc, Le visage nuptial de Pierre Boulez… ou encore West Side Story de Leonard Bernstein !
Il ne suffit cependant pas de marquer la récurrence des motifs conducteurs de la partition pour en révéler les arcanes, ce que la baguette de Patrick Davin semble avoir eu la naïveté d’espérer. Une fois qu’on aura identifié le bref mélisme descendant comme leitmotiv de la religion, la saccade cinglante comme celui de Mère Marie, et ainsi de suite, l’on se trouvera bien heureux de pouvoir admirer ces belles cartes de visite, comme l’eut dit Debussy. L’intérêt n’est pas là, mais dans le voyage de ces motifs, dans les transferts d’un thème à l’autre, véhiculant, plus que le théâtre en soi, la dramaturgie des Dialogues des carmélites. Malheureusement, le chef passe à côté de ces subtilités comme de l’admirable système de correspondance rythmique qui organise le drame.
D’un point de vue plus ponctuel, on regrettera également, dans sa conduite, des choix qui appauvrissent l’expressivité – le compositeur a pris la peine d’indiquer un long silence non mesuré précédant le cri d’effroi de Blanche lorsqu’elle rencontre l’ombre sur le mur (Acte I) : la cavalière précipitation de ce soir en perd tout l’effet de suspense nécessaire à l’installation du climat d’angoisse avoué, par exemple –, une lisibilité investie dans la fosse mais démissionnant d’accompagner le plateau vocal, certains tempi d’une lourdeur inexplicable qui mettent en péril la cohérence de l’action.
Quelques voix sont judicieusement réunies. Ainsi André Heyboer s’avère-t-il un efficace Commissaire du Peuple (malencontreusement essoufflé par la battue alourdie du chef lors de la lecture de la sentence des religieuses de Compiègne) ; d’un phrasé irréprochable, Kristian Paul campe un Marquis bourru et renfrogné, plutôt intéressant dramatiquement, et Gilles Ragon présente un vaillant Chevalier, réservant d’agréables surprises – « c’est le gel au cœur de l’arbre », d’une tendresse indicible. L’on retiendra également la prestation bien menée de l’Aumônier de Christophe Berry : timbre clair, diction naturellement soignée et présence sensible.
Côté dames, un bon quatuor vocal fait grande impression. Zlatomira Nikolova incarne d’une idéale dignité – celles des trente ans de profession, dontdouze de supériorat – une Madame de Croissy généreusement colorée, l’Américaine Laura Hynes Smith est une Constance abordée de l’intérieur (sans le cabotinage trop souvent constatable) dont l’attachante ligne de chant s’agrémente d’une diction sans histoire, tandis que Madame Lidoine trouve en Manon Feubel une interprète intelligente et nuancée, ne forçant jamais le trait, un confortable format vocal qui ne convoque ses moyens qu’avec la parcimonie de la confiance entièrement accordée à la musique et au texte. Enfin, on saluera Marie-Ange Todorovitch : diction exemplaire, projection généreuse, dynamique remarquable, legato à la fois précis et chaleureux, autorité fascinante et personnage réellement habité ; bref, une très grande Mère Marie.
Cette œuvre si méticuleusement construite, la haute portée d’un tel texte, fallait-il les encombrer d’une constante gesticulation et d’un fatras de saynètes anecdotiques occupant des interludes où la musique elle-même emplit l’espace de ses évocations ? Pour sûr, le travail de Jean-Claude Auvray nous raconte autre chose.
BB