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Chroniques
Dialogues des carmélites
opéra de Francis Poulenc
Après un Rake’s Progress antédiluvien [lire notre chronique de la veille], nous assistons à une nouvelle production d’un ouvrage encore rare de l’autre côté de la Manche, confiée à un grand maître du théâtre lyrique, l’Australien Barrie Kosky. Plus d’un demi-siècle après sa création mondiale à la Scala, Dialogues des carmélites gagne enfin les planches du Glyndebourne Festival. Après un premier tableau dont la seule référence au XVIIIe siècle se trouve dans les costumes, une intemporalité intrigante caractérise la proposition scénique suivante, dès que la fille de la maison est entrée dans les ordres sous le nom de Sœur Blanche de l’Agonie du Christ. Dans le décor dépouillé de Katrin Lea Tag, figurant le lieu clos et ses hauts murs austères, le martyre des religieuses semble quitter la Terreur et la France pour se répandre à travers le monde occidental et de tout temps. La scénographe est également chargée des costumes, qui sont d’aujourd’hui, enfonçant le clou de l’insécurité politique de notre quotidien. Et de ses grands murs coulent bientôt du sang, bien avant la condamnation à mort. Comme la Prieure au moment de mourir, ils savent le drame historique qui va se jouer dans leur enceinte et sous nos yeux. La colère du peuple fait irruption en brisant l’isolement du couvent par un trou terrible, la béance d’un monde agité, brûlant, dans l’île de paix et de prière. Le jeu est presque toujours cruel, dans cette mise en scène tendue, concentrée sur l’essentiel, qui contraste la rhétorique théologique parfois difficile par une vision sans concession de ce que put être et ce que pourrait être encore l’extermination pure et simple d’une communauté religieuse. Très vite, le spectateur est saisi par l’émotion, parfois sidéré. Les gris-jaunes omniprésents des lumières conçues par Alessandro Carletti contribuent à le placer dans un état de tristesse, de sensibilité, voire de stress. Il y a le texte de Bernanos, la musique de Poulenc, le théâtre de Kosky, mais encore les sons concrets : ici, on épluche des pommes de terre et cela s’entend, on coupe des cheveux aux ciseaux et cela s’entend, on tranche seize têtes à la lame et cela s’entend. La peur est là : celle de Blanche qui se cloîtrait pour la fuir, puis celle des carmélites livrées à la fureur générale. Cela devient la peur du public. Au moment des saluts, nombreux sont les regards brouillés par les larmes.
Il faut dire que les chanteuses et les chanteurs défendent ardemment l’entreprise. À commencer par les membres du Glyndebourne Chorus, parfaitement mis en place par Aidan Oliver. La jeune basse Jamie Woollard livre les quelques mots de Thierry, le domestique débonnaire, dans un grain qui promet. Matthew Nuttall, son confrère baryton, rend clairs les conseils de l’apothicaire Javelinot. Le désespoir de l’Aumonier est de chaque émission de l’émouvant Vincent Ordonneau [lire nos chroniques d’Œdipe à Salzbourg et à Paris]. On retrouve Paul Gay en Marquis sonore dont l’accentuation par moments malmenée indique, à dessein, la frousse grandissante du personnage [lire nos chroniques de Lulu à Strasbourg puis à Lyon, Die Schule der Frauen, Saint François d’Assise, Der Zwerg et Les Huguenots]. Le ténor Valentin Thill donne un Chevalier électrique au timbre brillant.
Le duo des novices est formé par deux voix au caractère opposé. À la petite folie de Constance répond la retenue craintive de Blanche. Ici, la première est l’agile Florie Valiquette à laquelle vont bien les extravagances d’écriture qu’elle négocie sans mettre en danger un legato de velours [lire nos chroniques du Postillon de Lonjumeau, A midsummer night's dream, Israel in Egypt, Armida et Werther]. Après une prise de rôle à Covent Garden (ROH) il y a quelques années, Sally Matthews mûrit le rôle de Blanche de La Force qu’elle conduit vers une assurance de projection très impressionnante [lire nos chroniques de Deidamia, Don Carlos, Illuminations, Symphonie Op.125 n°9 et Rusalka].
Quant aux carmélites accomplies, chacune est parfaitement choisie. Le grand mezzo-soprano dramatique suédois Katarina Dalayman compose un Prieure (Mme de Croissy) intense qui culmine dans la vision de l’autel brisé, juste avant de mourir [lire nos chroniques de Die Walküre à Paris et à Munich, de Parsifal à New York et des Gurrelieder]. La voix ronde, le chant enveloppant de Golda Schultz sont un miracle en seconde Prieure (Mme Lidoine) [lire nos chroniques de Parsifal à Munich, d’Ein deutsches Requiem et de Résurrection]. Déployant un lyrisme bouleversant, Karen Cargill incarne une Mère Marie de l’Incarnation à l’autorité fulgurante, mais aussi très humaine.
À la tête d’un London Philharmonic Orchestra des grands soirs, maestro Robin Ticciati fait honneur à la grandiloquence de l’opéra de Poulenc. Il ne cherche pas à en éviter les effets presque verdiens, et c’est très bien ainsi. Attentif aux voix et sans doute passionné par elles, le chef britannique d’origine italienne signe une interprétation d’un grand souffle qui entre en résonnance avec la mise en scène. L’expressivité est à son comble. Voilà qui fera date, c’est certain.
HK