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Chroniques
Dido and Æneas | Didon et Enée
opéra de Henry Purcell
Pour l’entrée à son répertoire du célèbre opéra d’Henry Purcell, l’Opéra de Toulon signe une nouvelle production qui, pour s’avérer relativement classique et ne pas brutaliser les habitudes, fait cependant preuve d’une certaine réflexion sur les fonctions de l’art comme sur les relations entre texte et musique dans ce genre. L’état d’incomplétude dans lequel nous connaissons aujourd’hui Dido and Aeneas autorise, voire impose, des mises en scène « à idées ». Aussi se souvient-on encore avec émotion de celle de Sasha Walz pour Unter den Linden [lire notre chronique du 12 février 2005], par exemple. Ici, le Vénitien Massimo Gasparon a imaginé de sertir la tragédie de 1689 dans l’Ode à Sainte Cécile de trois ans sa cadette. Le rideau s’ouvre sur trois salons en coupe où l’on allume des chandeliers dans un préparatif de fête. L’habit paraîtra dès l’abord plus proche du tournant des XVIIIe et XIXe siècle que de la contemporanéité du compositeur – décors et costumes de Pier Luigi Pizzi, savamment éclairés par Marc-Antoine Vellutini. L’on installe bientôt des pupitres à l’usage d’une troupe venue donner l’Ode. Une cecilia est alors couronnée. Défileront ici les attributs de la Musique, sur l’entrée chorale. Un jeu sagement distancié prend peu à peu ses aises dans un décorum soigneusement respecté, laissant à peine apparaître le couple de la soirée, Énée et Didon, précisément, véritables protagonistes. L’exécution se suspend dans l’Ouverture de l’opéra durant laquelle est détrônée la Cécile de ce concert royal – la vraie reine est toujours la prochaine, n’est-ce pas ? De fait, Anna Caterina Antonacci fait son entrée.
Les amours de la Carthaginoise et du Troyen ne feront pas long feu, on le sait. Luttant dans un premier temps contre une passion à laquelle elle accepte finalement de se soumettre, la fière Didon scelle son malheur en ne pardonnant pas l’ombre d’infidélité d’Énée, l’obéissance servile à une rumeur jupitérienne. Ici, l’amour est une guerre qu’il convient de mener hardiment, c'est-à-dire au delà de la satisfaction immédiate du sentiment à côtoyer l’objet aimé. Encore faut-il que ledit objet s’avère aimable, c’est-à-dire à la hauteur d’un tel honneur. Mieux vaut la mort. Ce soir, Dido and Aeneas ne se referme pas sur la mort de l’amoureuse mais sur la fin de l’Ode cécilienne, dans des échos guerriers, précisément, conclus par des cadavres. Partant, quoi de plus logique à ce qu’aux scènes des sorcières tout humour soit évité, leur rire s’ingéniant dès lors à glacer leur témoin. N’est-il pas vrai que toute guerre est détestable et ne saurait engendrer que détestable paix ? Ce sont là guerres à nous échapper, s’agissant de celles qu’entre eux se mènent les dieux. Quoiqu’à certains moments relativement laborieux, l’enchevêtrement des deux œuvres laisse entrevoir l’opéra sous un jour intéressant qui invite la méditation.
À la tête des musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Toulon, renforcé par le continuo de la compagnie Les Bijoux Indiscrets que nous avions salué ici même dans Lully [lire notre chronique du 25 octobre 2009], Giuliano Carella, directeur musical des lieux, conduit une exécution sainement fluide de l’Ode et s’engage avec une urgence ébouriffante dans l’opéra où il convoque des forces particulièrement enthousiastes, semble-t-il. Saluons au passage les trompettes et les timbaliers pour leur prestation exemplaire. Soigneusement investie dans le drame, la fosse suivra pas à pas la respiration de Didon, avant un retour d’autant rendu amer dans la pompe festive qui conclut la soirée.
Quoique manquant parfois d’unité, la distribution réunie ce soir ne démérite pas, loin s’en faut. L’on y retrouve le jeune ténor argentin Manuel Nuñez Camelino, régulièrement entendu lors des concerts et spectacles de l’Atelier lyrique de l’Opéra national de Paris, que l’on découvre cette fois dans un registre seria qui lui sied tout aussi bien. Ainsi surprend-il positivement par un lamento d’une grande délicatesse expressive dans l’Ode. L’affectation de l’émission et la paradoxale carence de subtilité dans la projection de la basse Cyril Costanzo, malgré un timbre avantageusement impacté, laisse sur sa faim. Sébastien Lemoine offre un baryton ferme et présent au service d’un chant à l’appréciable franchise. Enfin, l’évidence du phrasé, la générosité de la couleur, dotée d’harmoniques graves dans l’aigu comme d’harmoniques aigues dans le grave, de Markus Werba campe un Énée d’une grande classe.
La clé de voûte, assurément, c’est Didon, somptueusement incarnée par Anna Maria Antonacci dont on se demande parfois si elle respire encore, tant le souffle parait inépuisable. Chargée d’intentions sans même lever un sourcil, la tragédienne-chanteuse fascine, nuançant son expression jusqu’au fatal chagrin, accentuation de personnelle manière un touchant « reMMMem-ber-me », irrésistible.
D’autres dames gravitent autour de ce luxueux couple. Passant vite sur le mezzo assez terne de Jennifer Michel, l’on remarque la voix veloutée d’Aurore Ugolin et l’idéale épaisseur de timbre de Svetlana Lifar, dans les deux œuvres présentées. Très fiable, surtout dans des vocalises impeccablement tenues, la couleur vocale de Sophie Desmars en Belinda (et partie de soprano de l’Ode) demeure un rien acide. D’une projection musclée, presque mafflue, même, Cécile Galois livre une Première sorcière à l’envergure durablement méchante, noire comme il faut, qui fait frémir. Préparés par Christophe Bernollin, les artistes du Chœur maison servent dignement la représentation.
BB