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Chroniques
Die Csárdásfürstin | Princesse Czardas
opérette d‘Imre Kálmán
Avec ses librettistes Béla Jenbach et Leo Stein, le compositeur hongrois Imre Kálmán (1882-1953) – autrement prénommé Emmerich, selon l’identité austro-hongroise, dès son installation à Vienne – comptait bien vite se tailler un nouveau succès à sa façon avec leur projet Es lebe die Liebe (Vive l’amour). Au printemps 1914, les trois hommes s’installent à Marienbad, la petite station thermale de Bohème occidentale (aujourd’hui Mariánské Lázně), pour en avancer la confection, mais voilà qu’éclate la Grande Guerre, dès juillet. Si de prime abord tout le monde crut que le conflit serait réglé en quelques jours, au pire en quelques semaines, à l’arrivée de l’automne les théâtres viennois ne s’engagent déjà plus. Les productions stagnent, pour un temps. Avec l’été 1915, quand il ne fait plus l’ombre d’un doute que la guerre prend son temps, les compères choisissent cette fois une station autrichienne du Salzkammergut, Bad Ischl, où un autre musicien hongrois, Franz Lehár, élirait domicile à partir de 1931. À la montagne, ils finissent les trois actes de l’opérette qui change de nom : il s’agit de Die Csárdásfürstin, autrement dit Princesse Czardas. Dès sa première, le 17 novembre 1915 au Théâtre Josef Strauss de Vienne, le quinzième des plus de quarante ouvrages lyriques de Kálmán remporte un succès considérable qui lui ouvre bientôt les portes de nombreuses maisons européennes.
Si Die Csárdásfürstin n’a rien d’une rareté absolue sur les scènes autrichiennes et mêmes quelques allemandes, il faut se lever tôt pour assister à une représenter en France !... En fait, il ne sert simplement à rien de se lever, cela n’existe pas. Tout juste aura-t-on, avec un peu de chance, le privilège d’en glaner un air ou deux dans un programme de récital, tant le genre en est tombé en désuétude de notre côté du Rhin. Je prends donc pour une aubaine de pouvoir découvrir aujourd’hui la production de l’Opernhaus de Zurich. Plutôt que d’illustrer l’intrigue dans son contexte d’origine – le premier quart du XXe siècle –, plutôt que d’éventuellement en transposer l’action dans les mêmes lieux (Budapest puis Vienne) mais de nos jours, le metteur en scène Jan-Philipp Gloger [lire notre chronique du fliegende Holländer] opte pour le luxe d’un yacht de luxe, dénommé Csárdásfürstin, qui file sur l’océan, occupé par une joyeuse équipée de noceurs qui brûle la vie par les deux bouts.
Leur insouciance à sillonner les mers tout en les polluant de déchets pétroliers qui accompagnent ce type de distractions sera bientôt confrontée à la réalité : une planète en souffrance, la catastrophe d’un naufrage en eaux glacées, etc. Dans les amoncellements de vieux plastiques dégoûtants, échoués là suite à la négligence de tout un chacun, le couple-vedette danse parmi des espèces animales en voie de disparition. Vivre au-dessus de ses moyens, cela ne veut plus dire faire flamber la carte bleue et précipiter ses comptes bancaires dans le rouge : vivre au-dessus de ses moyens, c’est ne pas considérer le péril qu’encoure la planète, oubliant qu’on en fait partie, que nous ne sommes que des animaux humains qui eux-aussi s’inscrivent dans le vivant ; c’est donc continuer comme si de rien n’était. Pris dans un tas d’ordures comme l’Endurance l’a été dans les glaces (1915), le Csárdásfürstin subit une pluie d’incendie avant de se transformer en vaisseau spatial : en avant vers Mars ! À cette issue surréaliste, on se demande : ces braves imbéciles heureux vont-ils reproduire sur une nouvelle planète les excès par lesquels ils ont détruit la précédente ? Qui vivra verra…
Ce choix très fort, défendu par Karin Jud aux costumes, Martin Gebhardt à la lumière et Franziska Bornkamm au décor, agrémenté des vidéos de Tieni Burkhalter – indispensables : comment verrait-on Mars, par exemple ? –, dépoussière radicalement l’opérette. On s’en trouverait presque bien, mais c’est au prix d’une réécriture de certains dialogues et d’un aménagement dans l’ordre des numéros qui tient plus du bouleversement que de la légère adaptation. Dans ces conditions, comment considérer le spectacle comme une réussite ? il reste difficile d’adhérer totalement.
Des danseuses et des danseurs, dans une chorégraphie de Melissa King, assument la figuration du plateau, c’est-à-dire les artistes d’un spectacle pour touristes lors d’une brève escale à terre, les femmes qu’on invite à bord pour en abuser, qu’elles l’aient anticipé ou non, le personnel du rafiot et aussi les ours polaires et autres bestioles en danger de mort. À leurs côtés, chanteuses et chanteurs rendent joliment la partition. On applaudit Jürgen Appel en Kiss, plus encore Martin Zysset en Feri très drôle [lire nos chroniques de Trois sœurs et de La dame de pique], le jeune ténor canadien Nathan Haller dans le rôle fantaisiste de Boni [lire notre chronique de Parsifal], et le soprano mexicain Rebeca Olvera en comtesse Stasi à fort tempérament [lire notre chronique de Norma]. Enfin, deux grandes voix incarnent le couple que forment Edwin et Sylva : le premier revient au lumineux Pavol Breslik, au chant fervent [lire nos chroniques de Lulu, Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna, Eugène Onéguine, Die Zauberflöte, Don Giovanni, Messe en si mineur, Il trittico, La fiancée vendue et Capriccio], la seconde à la très charismatique Annette Dasch – c’est elle, la princesse Czardas de la version originale –, soprano dont l’impact a gagné encore un corps toujours plus convaincant, sans que cela alourdisse l’émission, toujours aussi précise [lire nos chroniques de Vier letzte Lieder, Les noces de Figaro, Ah, t'invola K.272, Liederabend, Die Meistersinger von Nürnberg, Tannhäuser, Lear, Lohengrin à Bayreuth puis à Mannheim, Oberon, Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny et Die ersten Menschen].
En revanche, ce qui ne marche pas du tout, c’est la direction musicale de Lorenzo Viotti. Il n’y a rien à dire de l’équilibre entre la fosse et le plateau, ni de l’excellente technique de direction du jeune chef, très lisible, mais la souplesse nécessaire au chant dans ce genre n’est pas au rendez-vous. Il y a urgence à sauver la planète, on l’a bien compris, mais de là à faire courir les pupitres… Manque aussi une certaine onctuosité qui sans doute fait pourtant partie des atouts de l’orchestre Philharmonia Zürich.
KO