Chroniques

par laurent bergnach

Die Dreigroschenoper | L’opéra de quat’ sous
opéra de Kurt Weill

Atelier Lyrique / Théâtre Municipal, Tourcoing
- 14 décembre 2003
Opéra de Quat'sous réussi à Tourcoing, mis en scène par Christian Schiaretti
© théâtre national de la colline

Cette nouvelle production de L'Opéra de quat'sous, créée le mois dernier au Théâtre National Populaire de Villeurbanne, a été reprise à Tourcoing à la mi-décembre. Écrite à partir du texte de Bertolt Brecht par Kurt Weill, l'œuvre voit le jour à Berlin, le 31 août 1928. C'est l'adaptation d'une pièce de l'anglais John Gay, L'Opéra des Gueux (1728) – qui a également inspiré le compositeur Benjamin Britten. Brecht a situé l'histoire de ses mendiants dans le Londres misérable et victorien.

Jonathan Peachum gère toute une équipe de déshérités, véritable cour des miracles organisée dont il perçoit de larges bénéfices. La pitié est son fond de commerce. Lorsque sa femme Celia et lui apprennent le mariage de leur fille Polly avec Macheath, dit Mackie-le-surineur, ils mettent tout en place pour le faire pendre : on achète la trahison d'une putain – Jenny-des-Lupanars –, on fait du chantage à Tiger Brown, le chef de police dont on sait qu'il protège Mackie, vieux pote de régiment. Evadé suite à une première arrestation, Macheath finit par se retrouver de nouveau en prison et on lui passe la corde au cou... Mais un héraut du roi apparaît : on doit relâcher le prisonnier qui sera anobli et rentier à vie. Happy end ironique et parodique !

On l'aura compris, nous sommes dans une satire sociale qui ne s'embarrasse pas de sous-entendus : dans un monde régit par l'argent, putains, flics, crapules et chrétiens ont la même âme s'ils n'ont pas les mêmes manières. À la veille d'être pendu, Machie s'adresse au public : « Qu'est-ce qu'un passe-partout, comparé à une action de société anonyme ? Qu'est-ce que le cambriolage d'une banque, comparé à la fondation d'une banque ? » Le bourgeois de la salle, venu se détendre, se retrouve face à sa conscience. C'est lui la Reine qui verrait son Couronnement gâché par une foule de miséreux. Avec une telle liberté d'expression, une conscience politique sans illusions, on ne s'étonnera pas de voir Brecht quitter l'Allemagne le 28 février 1933, le lendemain de l'incendie du Reichstag...

Le succès extraordinaire de l'opéra (dès 1932, le texte est traduit dans dix-huit langues), Weill l'explique par un public mélomane qui semblait attendre un renouveau du théâtre musical et à qui cette nouvelle forme plut, tout en touchant un nouveau cercle d'auditeurs moins familier de l'opérette et de l'opéra. La grande simplification musicale, les références au jazz, à Gershwin, les rengaines facilement mémorisables s'inscrivent dans la volonté de retrouver une forme primitive de l'opéra, c'est-à-dire, celui avec dialogues, tels que Die Zauberflöte ou Der Freischütz. Dirigeant l'Ensemble Instrumental de l'Atelier Lyrique de Tourcoing – soit neuf musiciens –, Jean-Claude Malgoire délaisse sans problème le répertoire baroque. Au contraire, son expérience dans ce domaine se fait sentir par moments, apportant une couleur d'orchestre adaptée à la surcharge et la complexité de la trame. Par une passerelle de jeu surplombant la fosse, par des comédiens apostrophant le chef, on retrouve la proximité qu'avait l'orchestre à la création, lorsqu'il était sur les planches.

La mise en scène de Christian Schiaretti, belle et efficace, met en valeur les univers de Peachum, Mackie et Brown, structurés mais perméables ; les femmes principalement vont de l'un à l'autre, jouets des hommes. La direction d'acteurs est sans faille, même si, vu la spécificité de ce théâtre chanté, chacun brille plus soit par son jeu, soit par sa voix. Charlie Nelson (Peachum) est un salaud drôle et attachant : on se demande si son utilisation cynique des paroles bibliques n'est pas l'évolution d'un idéalisme déçu. Nada Strancar (Celi Peachum), usant d'une voix grave à faire trembler les cintres, mène la vie dure à Marie-Sophie Ferdane (Polly Peachum), jeune femme amoureuse et têtue, qui a chanté d'une petite voix aiguë de gamine l'air de Jenny-des-Pirates, un des moments les plus émouvants du spectacle. Wladimir Yordanoff (Macheath) incarne un personnage sombre et inquiétant, foncièrement égocentrique, mais pas forcément condamnable. Ariane Dubillard (Lucy Brown), avec une vraie voix lyrique, s'en sort merveilleusement dans les passages de désespoir händélien tourné en dérision. Dernier personnage important, Guesh Patti (Jenny-des-Lupanars) reprend le rôle créé par Lotte Lenya. Pour qui connaît son travail de chanteuse (cinq albums sans concessions artistique et politique), on ne s'étonne pas de la retrouver chez Brecht. Son personnage, sans vulgarité, sans caricature, laisse l'impression amère d'une fille commune, peut-être artiste jadis, qui est entrée au bordel moins par amour que pour calmer sa faim.

Si le succès continue d'accompagner cette œuvre, c'est aussi grâce à des spectacles d'une telle qualité.

LB