Chroniques

Die Dreigroschenoper | L’opéra de quat’ sous
opéra de Kurt Weill

Opéra-Théâtre de Saint-Étienne
- 2 février 2012
Die dreigroschenoper de weill, photographié à St-Étienne par Cyrille Cauvet
© cyrille cauvet

En coproduction avec le Nouveau Théâtre de Besançon et le Théâtre de Sartrouville, la scène stéphanoise présente cinq représentations du Dreigroschenoper de Kurt Weill, dans sa version française (textes et chansons). C’est clairement en homme de théâtre que Laurent Fréchuret a conçu son Opéra de quat’sous qu’il anime de comédiens-chanteurs plutôt que d’un cast mixte. Le résultat est salutaire, jouant d’un code cabaret plutôt que lyrique, dans un commun dénominateur expressif qui va de soi. Précisons qu’ils sont tous sonorisés, ce qui pourra surprendre de prime abord, mais qui, en définitive, présente l’énorme avantage de permettre à chacun de ne pas « pousser » la chansonnette, c’est-à-dire de ne jamais déconcentrer le jeu ; voilà qui intègre résolument le genre hybride de l’œuvre au théâtre.

À la tête d’une dizaine d’instrumentistes placés sur scène, Samuel Jean signe une prestation musicale de grande tenue. Que fait-on de la fosse, direz-vous ? Une « fosse », dans le sens commun du mot, autrement dit un fossé, celui des « employés » de Peachum & Co, celui des évanouissements éthyliques de Celia, celui de la potence. Bref, monstrance marionnettiste à l’occasion, elle est absorbée par la géographie du plateau que le metteur en scène affirme d’une sobriété radicale, sans autre décor que la lumière qui définit efficacement le rythme des changements de lieu.

Pour ce faire, une direction d’acteurs au cordeau, un sens aigu des personnages à construire, un humour rigoureux, pour ainsi dire, mais encore une belle facilité à inventer des mondes avec trois fois rien – la danse d’une béquille, un contre-jour sous une grille, un bordel vu des coulisses d’une revue généreusement dévêtue ou, plus simplement, le ping-pong des accents de certains rôles, poétique en soi (malgré soi, dira-t-on ; encore fallait-il savoir l’entendre, ce qui n’échappe pas à Fréchuret). De même crée-t-il de vrais chocs dramatiques, comme le surgissement des rivales dans la salle, ou l’invention par Polly d’un monde qu’en petite fille autoritaire elle délimite à son public pour La fiancée du corsaire.

Chaque rôle est attachant, partant qu’aucun ne saurait l’être, tant le cynisme est de mise dans l’argument. Laëtitia Ithurbide est irrésistible en Polly « petite dinde », le Matthias gesticulateur de Xavier-Valéry Gauthier affiche une fatuité drôlissime, Élya Birman campe un Robert ballot comme une carpe, Kate Combault une Jenny vocalement opulente dont la ballade se fait pure merveille d’émotion, tandis que Sarah Laulan livre une Lucie hystéro-lyrique exquisément égarée. S’il nous faut émettre quelques réserves quant à la surenchère parfois maladroite de Vincent Schmitt en Peachum, le Tiger Brown d’Harry Holtzman affiche une préciosité surréaliste (la voix, en revanche, est une sainte horreur). Outre Thierry Gibault qui compose d’une gouaille certaine un Mackie concentré, et l’aura indéniable de Jorge Rodriguez en Jimmy comme en narrateur, c’est Éléonore Briganti qu’il faut saluer : sa Celia Peachum est travaillée en profondeur, sans outrance, ce qui la rend incroyablement cinglante mais aussi lui donne une vraie dimension humaine, un destin, en quelque sorte. La voilà toute entière au service d’un rôle qu’elle réinvente, triste et désillusionné, ivre d’une saoulerie morne à maquiller sa mine d’outre-tombe. Ajoutez à cela une voix extrêmement grave, un chant déraillé d’entre-deux-verres, un parlar cantando complètement déglingué, et votre imagination touchera d’un peu plus près sa remarquable prestation.

BB