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Chroniques
Die Dreigroschenoper | L’opéra de quat’ sous
opéra de Kurt Weill
Ouvrant la voie à plusieurs collaborations telles Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny (Leipzig, 1930) [lire notre chronique du 8 octobre 2010] ou le moins connu Der Jasager, der Neinsager (Berlin, 1930) [lire notre chronique du 5 mai 2012], Der Dreigroschenoper reste l’œuvre la plus célèbre de Weill et Brecht. Créée dans la capitale allemande, le 31 août 1928, au Theater am Schiffbauerdamm, elle reste à ce jour l’une des plus jouée dans le monde – sans même parler des dizaines de versions de Der Moritat von Mackie Messer, complainte entêtante qui l’enclenche. C’est aussi une « pièce avec musique » de référence qui a soulevé de nombreux commentaires, de Theodor Adorno dès l’origine jusqu’à Joachim Lucchesi qui s’en sert pour illustrer le chapitre Musique utilitaire et art expérimental dans le récent Théories de la composition musicale au XXe siècle [lire notre critique de l’ouvrage].
Comme l’annonce ce connaisseur, toute une génération de compositeurs, nés avec le siècle puis marqués par la Première Guerre mondiale, veut rompre avec les conventions établies, dans une Europe entre désenchantement social et révolte artistique [lire notre critique de l’ouvrage Dada]. Apparu en 1921, le terme de Gebrauchsmusik désigne d’abord un art fonctionnel, à l’opposé de la musique classico-romantique destinée aux aristocrates. Symphonies et messes sont abandonnées au profit d’un retour à la vie, via la radio, le théâtre et le cabaret, par nombre de musiciens (Eisler, Wolpe, etc.). De même que Brecht utilise plusieurs niveaux de langage sur le modèle de John Gay qui l’inspire [lire notre critique du DVD The beggar’s opera], Weill emprunte au choral d’église ou à la danse pour rendre expressif et mémorable le texte chanté. En 1936, dans De Berlin à Broadway, il écrit :
« Le song ne marque pas une simple interruption de l’action, qui pourrait très bien continuer sans lui ; il apporte une aide indispensable à la compréhension de la pièce et de sa nature, transpose les actions de la pièce à un niveau différent et plus élevé, livre sur un certain nombre de scènes un commentaire de l’action d’un point de vue humain universel, fait sortir les personnages du cadre strict de la pièce et leur fait exprimer, directement ou indirectement, la philosophie de l’auteur. […] L’acteur chante de sa voix naturelle, celle qu’il utiliserait pour donner au discours sa plus haute intensité. Le compositeur se doit donc de produire une ligne mélodique claire et simple ».
« Pour être entendus, il nous faut être stratégiques », dit de son côté Joan Mompart qui met en scène ce « piège » brechtien où se mêlent divertissement et critique acerbe. Faisant honneur aux convictions du dramaturge, il place portants à vêtements et table de maquillage autour d’une tournette qui abrite des portes sans murs et, sur sa plateforme supérieure, un orchestre de dix musiciens dirigés par Christophe Sturzenegger. C’est drôle, dynamique et intemporel, sans toutefois bannir l’émotion, en particulier dans certaines songs – les intimistes Barbara-Song et Salomon-Song, ici en français, accompagnées respectivement au piano et à l’accordéon.
Huit comédiens incarnent les personnages principaux, mais se déguisent pour grossir la clique des mendiants et des putains : Thierry Romanens et Brigitte Rosset (M et Mme Peachum), Charlotte Filou (Polly), François Nadin (Mackie), Jean-Philippe Meyer (Brown), Carine Barbey (Jenny), Lucie Rausis (Lucy), enfin l’irrésistible Philippe Tłokiński (Smith). À des productions précédentes, on a souvent reproché le manque de charisme de Polly ou Brown [lire nos chroniques du 27 janvier 2012 et du 21 décembre 2003]. Rien de tel dans ce spectacle qui repart en tournée après la dernière du 14 avril : il faut voir le second exprimer ses sentiments à l’aide d’acrobaties et la première défendre son rang d’épouse dans un duel d’insultes aussi jouissif qu’enragé. D’abord le rire, ensuite la morale !
LB