Chroniques

par laurent bergnach

Die ersten Menschen | Les premiers hommes
opéra de Rudi Stephan

arte.tv / De National Opera, Amsterdam
- 13 août 2021
François-Xavier Roth joue "Die ersten Menschen" (1920), de Rudi Stephan
© ruth walz

Né le 29 juillet 1887 à Worms, une ville du sud-ouest de l’Allemagne – connue comme Nibelungenstadt et Lutherstadt, c’est-à-dire en lien avec l’épopée des Nibelungen (c.1205) et la vie du théologien Martin Luther (1483-1546) –, Rudi Stephan meurt au front durant la Première Guerre mondiale, le 29 septembre 1915, à Ternopil (Ukraine actuelle, Тернопіль), quinze jours après son incorporation. Il vient d’avoir vingt-huit ans et laisse derrière lui une poignée d’œuvres musicales dont certains vantent aujourd’hui l’étonnante maturité, et dont nous saluerons la simple survie, sachant qu’un bombardement a détruit presque tous les papiers du compositeur, en 1945, à Worms.

Parmi ces œuvres se trouve Die ersten Menschen, opéra en deux actes réalisé d’après le mystère érotique éponyme d’Otto Borngräber (1874-1916). Le dramaturge, qui dénonce l’obscurantisme religieux en soutenant des penseurs de l’évolution tels Charles Darwin et Ernst Haeckel, possède une aura de scandale. La censure veille, et il suffit d’une seule représentation de sa pièce à Munich, en 1912, pour qu’elle soit interdite dans tout le royaume de Bavière. Qu’on en juge : dans cette peinture audacieuse des premiers hommes sur terre, c’est le désir érotique de Kajin pour sa propre mère, plutôt que le manque de reconnaissance de Dieu, qui le pousse à assassiner son jeune frère Chabel. Mais le thème universel du fratricide (Romulus et Remus, Seth et Osiris, Shun et Yao, etc.) intéresse moins Borngräber que la renaissance spirituelle d’Adahm et Chawa, reflétant la foi en l’humanité nouvelle, consciente du Gott ist tot nietzschéen.

Stephan débute l’adaptation musicale dès la parution du livre, soit en 1909, et l’achève en 1914. Le choix d’une pièce où le discours l’emporte sur l’action était-il judicieux ? Beaucoup de proches en doutaient, de même que François-Gildas Tual, écrivant lors de la sortie d’un coffret édité par Radio France [lire notre critique du CD] : « partagée entre symbolisme et expressionnisme, encore marquée par le romantisme et les refus de la Jeune Allemagne, sa prolixité était plus propice au commentaire musical qu’à l’expérience de la scène ». Suite à la création à Francfort le 1er juillet 1920, cinq ans après la date prévue par le contrat, l’ouvrage survit durant une décennie, souvent au prix de coupures décidées par les parents et les amis de Stephan pour sauver la musique – on se souvient des mêmes soucis rencontrés par Verdi avec le livret de Stiffelio (1850) [lire notre critique du DVD].

Présenté six fois au De Nationale Opera (Amsterdam) dans le cadre du Holland Festival, du 3 au 23 juin 2021, Die ersten Menschen est mis en scène par Calixto Bieito. À l’écoute d’une psychanalyse vivace au début de XXe siècle, elle-même nourrie de mythes primitifs, l’Espagnol place dans un univers intemporel – scénographie de Rebecca Ringst – des personnages possédés par « un rêve fiévreux où ils sont envahis par de grandes aspirations souvent contrastées » (notre traduction du programme de salle). La tranquillité, voire l’apathie du père et du cadet tranche avec l’exaltation de l’aîné en quête de « la femme sauvage », et celle de la mère centrée sur l’extraction de liqueurs végétales et animales. Les costumes modernes signés Ingo Krügler finissent tachés du jus des fruits, de sang et de cendres… et le spectateur essoré par une telle vacuité théâtrale, qu’exacerbe le travail vidéo de Sarah Derendiguer.

Une fois encore, un spectacle est sauvé par la distribution vocale : les excellents Annette Dasch (Chawa), Kyle Ketelsen (Adahm), Leigh Melrose (Kajin) et surtout John Osborn (Chabel) dont le ténor doux et nuancé est un régal. François-Xavier Roth n’est pas en reste dont on savoure la direction veloutée, à la tête du Koninklijk Concertgebouworkest Amsterdam, placé en haut de scène plutôt qu’en fosse, sans doute pour répondre à des consignes sanitaires dont on ne voit pas la fin… Le chef français se montre digne d’un art qu’il situe dans une sobre continuité du romantisme (Mahler, Wagner), avec des touches expérimentales, comme cette absence de chœurs ou de hiérarchie entre les rôles, le rapprochant de Schönberg – « […] ils appartenaient à la même famille de musiciens dans leur exploration de l’harmonie, de la forme et de la structure » (ibid.). Une raison de plus de céder à la tentation !

LB