Chroniques

par katy oberlé

Die ersten Menschen | Les premiers hommes
opéra de Rudi Stephan

Oper, Francfort
- 12 juillet 2023
Une rareté à l'Opéra de Francfort : "Die ersten Menschen" de Rudi Stephan (1920)
© matthias baus

À Berlin a lieu en 1908 la première, qui fait scandale, de la cinquième pièce de théâtre d’Otto Borngräber, dramaturge, poète et philosophe de trente-quatre ans né au nord de Magdebourg. Cette année-là, le jeune homme présente avec succès, à l’Université de Halle, une thèse de doctorat en théologie portant sur L’éveil de la spéculation philosophique au temps de la Réforme, éditée dans la foulée et premier de trois essais – les suivants seront L'humanité sans Dieu (1909) et Appel à la paix des peuples (1916). Lorsqu’elle est reprise à Munich en 1912, la pièce, Die ersten Menschen, est interdite. Peu après, Borngräber rejoint les artistes de la colonie du danseur et chorégraphe Rezső Lábán, à Ascona, en Suisse. Durant la Grande Guerre, tandis que le nationalisme grimpe jusqu’à la folie dans les pays belligérants, c’est là qu’il trouve refuge. Et c’est là aussi qu’il meurt à quarante-deux ans, à l’automne 1916, après avoir ingéré une fricassée de champignons. Pour Borngräber, les conflits fondamentaux de l'humanité sont induits dans la première famille : son mystère érotique explore l’Ancien Testament avec une vue élargie par la connaissance de la théorie freudienne. C’est le désir qui fait la trame de son texte. Désignés par leurs noms hébreux, on découvre les premiers humains de la Légende biblique juste après qu’ils ont été exilés du Paradis : Adahm, Chawa, Kajin et Chabel (Adam, Ève, Caïn et Abel).

Au premier acte, un bouleversement érotique fort vient perturber la vie de cette première famille de l’humanité dont le père est occupé à nourrir sa maisonnée. L’un des fils, Chawa, croit en dieu, l’autre, Kajin, non. Un besoin impératif d’une femme pousse Kajin à agresser sexuellement sa mère qui parvient à lui résister. Avec la frustration et le sermon du père qui lui ordonne de retrouver la foi, le rebelle s’enfuit dans les bois. Les trois autres sacrifient un agneau. Soudain frappée par un désir de chair électrisé par la nostalgie du jardin d’Eden, Chawa, au second acte, se rapproche de Chabel. La relation entre mère et fils affirme une sensualité troublante. Surgit alors l’autre fils, Kajin : il tue sauvagement Chabel. Obéissant à son père, il dresse le bûcher de sa victime. Banni, il retourne dans les bois, se châtre et meurt dans la douleur. Alors qu’elle se lamente d’avoir tout perdu en perdant ses deux enfants, Adahm, gagné par un renouveau amoureux, promet à Chawa une descendance nouvelle.

Mettre un tel drame en musique et en faire un opéra en deux actes est un défi qu’a relevé un certain Rudi Stephan, dans un manière encore héritière de Wagner et très proche de Schreker, avec une opulence orchestrale dispendieuse. Cadet de Mahler de quatorze ans et de Strauss de dix, le jeune musicien, né en Rhénanie-Palatinat en 1887, est considéré comme l’un des compositeurs les plus prometteurs de sa génération lorsque les nations mobilisent, en 1914. Après avoir achevé Die ersten Menschen auquel il a travaillé de 1909 à 1914, il part à la guerre. Dès septembre 1915, il tombe lors de la bataille de Ternopil, ville alors sous domination austro-hongroise mais occupée par les troupes russes à ce moment-là – elle serait incluse dans le territoire polonais, sous le nom de Tarnopol, annexée par l’Allemagne en 1941, puis intégrée en 1945 à l’empire soviétique avant de redevenir ukrainienne en 1991. En septembre 1915, Rudi Stephan n’avait pas encore vingt-neuf ans.

Le 1er juillet 1920, l’Opéra de Francfort accueillait la création de Die ersten Menschen. Ce n’était évidemment pas ici, place Willy Brandt, mais dans le théâtre construit par Richard Lucae en 1880 et appelé Alte Oper après sa destruction partielle sous les bombes au printemps 1944 puis son réaménagement intérieur en grande salle de concert, inaugurée en 1981. Et si cette œuvre de toute beauté reste trop rare [lire notre chronique de la production amstellodamoise et du CD], les autres opus de Stephan ne sont pas plus connus [lire nos chroniques de Muzik für Orchester in einem Satz, Musik für Geige und Orchester et Musik für sieben Saiteninstrumente], et, bien pire, une grande partie d’entre eux fut irrémédiablement détruite par les flammes à la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’inhumation actuelle est donc importante.

À la tête de son Frankfurter Opern- und Museumsorchester, maestro Sebastian Weigle, qui quitte bientôt l’institution hessoise qu’il a dirigée depuis quinze ans, de fait le champion de la musique de Stephan. Une écriture orchestrale si raffinée, avec un effectif tellement pléthorique, doit être un grand plaisir pour un chef. C’est aussi un vrai défi que de pouvoir en profiter tout en laissant aux chanteurs la possibilité d’être entendus. Enjambant ses difficultés, le chef met en valeur la complexité de cette musique qui s’inscrit dans son temps, celui de l’expressionisme, où un romantisme tardif agit encore.

Le quatuor vocal réalise une prouesse. Il en faut, de la projection, pour passer par-dessus un fosse si dense ! Avec une fougue juvénile presque effrayante, Iain MacNeal livre un Kajin robuste. Le baryton sait convoquer une solidité de stentor et soigner aussi la ligne de chant, souvent difficile. Doté d’un timbre lumineux, le ténor Ian Koziara séduit dans le rôle de Chabel qu’il conduit avec une ferveur lyrique remarquable [lire notre chronique de Der ferne Klang]. Andreas Bauer Kanabas possède la basse idéale pour incarner Adahm [lire nos chroniques de Don Giovanni, Tannhäuser à Toulouse et à Francfort, Les voyages de Monsieur Brouček, Le joueur et Die Zauberflöte]. Une noblesse évidente traverse son chant chaleureux. Quant au grand soprano dramatique canadien Ambur Braid [lire nos chronique d’Irrelohe et de Siberia], on le retrouve avec joie en Chawa bouleversante. La richesse de sa voix traduit toutes les nuances, musicales et théâtrales, du personnage. Sa première femme est un être de passion, défendu par un format vocal impressionnant dont elle use avec un art parfaitement maîtrisé.

Futur directeur de la Staatsoper de Hambourg, Tobias Kratzer aborde l’ouvrage avec intelligence et inspiration. Il situe l’action après une catastrophe environnementale, ce qui nous fait dire que les premiers hommes, montrés à la fin du monde, sont aussi les derniers. Alors ces gens qui sortent de la terre, à la fin de la représentation, ne viennent pas confirmer la promesses d’Adahm à Chawa : ce sont les fantômes de l’humanité, apportant la mort certaine pour ces ultimes deux rescapés. La scénographie de Rainer Sellmaier consiste en un bunker tout confort, équipé de vivres pour longtemps, mais sans doute pas pour toujours. À l’Acte I, on ne peut le quitter sans se munir d’un masque à gaz, car les métabolismes ne se sont pas encore acclimatés à l’atmosphère toxique du dehors. Les personnages sont habillés comme à la fin des années quatre-vingt. Le père regarde un film Super 8 – vidéo de Manuel Braun – où joue une famille heureuse, la sienne, avec les garçons encore petits. L’image est brouillée par une fumée rouge, puis le film est interrompu. Dans la lumière crépusculaire distribuée par Joachim Klein, le II se passe à l’extérieur puisque le bunker est détruit (il n’en reste que la charpente métallique et la cheminée). Une voiture carbonisée trône dans le désastre. À son retour, Kajin tente de se soulager sexuellement en regardant des revues porno trouvées sous les sièges. Puis le fratricide a lieu. Le talent de Kratzer ne fait pas l’ombre d’un doute [lire nos chroniques du Prophète, de Lucio Silla, L'Africaine, Tannhäuser, Faust, Il trittico et Moïse et Pharaon], puisque tout cela est cohérent et n’est pas plus choquant que le livret. Une réussite !

KO