Recherche
Chroniques
Die Frau ohne Schatten | La femme sans ombre
opéra de Richard Strauss
Le 10 octobre 1919, le public viennois découvrait une nouvelle histoire de souveraine à travers Die Frau ohne Schatten où Richard Strauss se penchait sur le destin d’une Impératrice inféconde, après s’être inspiré de Salome, d’Elektra et de la Princesse von Werdenberg, soit la Maréchale du Rosenkavalier. Quelques mois après la création de cet ouvrage, il montrait deux héroïnes : Zerbinette et la Prima Donna, dans Ariadne auf Naxos, presque trois déjà, en comptant le rôle travesti du compositeur. Cette trinité devait trouver à s’affirmer dans Die Frau ohne Schatten où l’Impératrice se dispute la vedette avec la Nourrice et la Teinturière. Mêlant ici ses récentes velléités d’honorer l’héritage du passé classique à ses plus audacieuses expériences de jeune créateur, Strauss livre alors une partition génialement hybride, faisant s’opposer une articulation élégante, des finasseries chambristes inouïes, à divers heurts et accès de violence volontiers wagnériens.
La nouvelle production du Capitole repose principalement sur ce grand choc, tant pour la mise en scène que la direction musicale. Car, au pupitre, Pinchas Steinberg saisit immédiatement l’auditeur par une conduite vigoureuse et musclée qui, à travers une dynamique infiniment sensible, trace un chemin émotionnel irrésistible qui l’emporte dans les miasmes surnaturels évoqués par l’orchestration dont chaque détail bénéficie d’un soin méticuleux. Les couleurs y sont toujours dangereuses, l’énergie canalisée, l’expressivité prête à bondir et sinueux se révèle l’angoissant mouvement général qui dessine un paysage sonore parfois terrible à stimuler l’imagination.
La femme sans ombre exige des voix capables non seulement de dominer la démesure de certains passages d’orchestre, comme dans Elektra, mais des voix conduisant elles-mêmes cette démesure. Réunir une distribution qui observe cette évidence tout en répondant aux exigences plus spécifiquement musicales de l’ouvrage n’est pas chose facile. La scène toulousaine peut s’enorgueillir de relever le défi, avec un plateau vocal d’exception.
Les trois premiers rôles féminins ravissent l’écoute, honorant idéalement la partition grâce à des moyens impressionnants – autrement dit un impact grand-format –, un art précieux et une présence scénique presque écrasante. La souplesse de Riccarda Merbeth en Impératrice étonne et séduit, notamment dans la crise de culpabilité. Le timbre sulfureux de Doris Soffel ménage un phrasé d’une onctuosité effrayante à La Nourrice, s’appuyant sur un grave d’une excitante expressivité pour lancer d’autant mieux un aigu large et plein. L’insolente fulgurance vocale de Janice Baird [lire nos chroniques de Turandot en Avignon, d’Elektra à Toulouse et à Nantes], qui se joue des intervalles redoutables de la partition, emporte les suffrages. Lorsqu’on aura précisé que chacune porte son rôle au plus haut degré d’interprétation, le lecteur nous excusera sans doute de parler, pour une fois, d’une distribution de rêve, pour une soirée où, à la fin de l’Acte II, l’on surprend quelques auditeurs poignardés bouche ouverte à leur fauteuil.
Le spectacle fonctionne sur un dispositif scénique ingénieux. Un large escalier en trois sections et deux niveaux occupe tout le cadre de scène. Lorsqu’il se lève lentement durant les transitions instrumentales – en un mouvement d’ailleurs assez impressionnant –, il laisse apparaître dans un halo étuvé l’atelier-maison de Barak, espace sombre et malsain dont trois réservoirs peu ragoûtants délimitent le fond. Réduit au plus simple, ce décor d’Ezio Frigerio se fait pourtant ornemental lorsqu’il le faut, en totale adéquation avec la musique de Strauss. Pour finir, la structure forme un quai où accostera la barque de la Nourrice et de l’Impératrice, en contrebas du Temple, figuré par un mur oxydé où perce une large porte. En accord avec cette conception, Franca Squarciapino a réalisé des costumes soupçonnables d’académisme au premier regard, mais qui bientôt scintillent de mille détails, dans une chatoyante esthétique Jugendstill. Loin de se contenter de placer les protagonistes dans cet écrin, Nicolas Joel a construit chaque personnage, faisant appel à toutes les ressources dramatiques des artistes, pour un excellent résultat.
Die Frau ohne Schatten compte deux rôles masculins non négligeables : l’Empereur et le teinturier Barak. Ce dernier est confié à Andrew Schroeder [lire nos chroniques du Roi Arthus à Bruxelles et du Nez à Nantes] qui accuse un format confidentiel, tout en livrant une prestation qui retient cependant l’attention. En revanche, Robert Dean Smith [lire notre chronique des Gurrelieder à Strasbourg] s’avère un Empereur lumineux qui use d’un aigu d’une formidable souplesse. Les rôles secondaires ne sont pas en reste, avec Samuel Youn campant un Messager des Esprits monumental, Silvia Weiss qui offre un timbre charmant à l’impact irréprochable au Gardien des portes du Temple, l’Apparition élégante et claire de Martin Mühle, l’égalité déroutante et infaillible de Qiu Lin Zhang, idéale pour la Voix venue d’en-haut, tandis que Gregory Reinhart propose un convainquant Manchot. Enfin, n’oublions pas de saluer le Chœur et la Maîtrise du Capitole, efficacement préparés par Patrick Marie Aubert.
BB