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Chroniques
Die Frau ohne Schatten | La femme sans ombre
opéra de Richard Strauss
Le spectateur d’une Frau ohne Schatten aussi marquante que celle de Warlikowski à la Bayerische Staatsoper, peut-il encore trouver quelque intérêt à voir celle de Covent Garden, quand la mise en scène du chef d’œuvre de Richard Strauss par Claus Guth pourrait sembler reprendre de nombreuses idées au Polonais [lire notre chronique du 7 décembre 2014] ? « Rien n'a changé. J'ai tout revu… » : les vidéos de poissons au premier acte et les vagues tumultueuses au deuxième, le lit à la même place, les têtes de faucons et de gazelles sur les corps humains, etc. Mais il faut rappeler un détail de taille : cette production londonienne fut d’abord créée en mars 2012 à La Scala, soit six mois avant celle de Munich !
Arrêtons là la comparaison, car si l’on occulte ces curieux parallèles, les décors de Christian Schmidt, la lumière d’Olaf Winter, la dramaturgie de Ronny Dietrich et surtout le travail global de Claus Guth créent un spectacle d’une puissance et d’une intelligence rares dont le postulat de départ se développe dans les méandres des recherches de Carl Gustav Jung et de Sigmund Freud au début du XXe siècle, desquelles s’est fortement inspiré d’Hugo von Hofmannsthal pour le livret. La vision clinique de la névrose latente des deux femmes stériles se ressent dès l’Ouverture par l’unique lit blanc dans lequel se trouve l’Impératrice, pour se développer tout au long de l’œuvre avec, comme point central, la Nourrice magnifiquement chantée de Michaela Schuster, encore plus intéressante ici qu’au Salzburger Festspiele [lire notre chronique du 1er aout 2011] : une nourrice aux noires ailes de diable, terrifiante dans les jeux d’ombres, assistée de nombreux diablotins assimilables à des médecins, dans un décor de bois incurvé dont le centre peut tourner pour se transformer tantôt en fenêtres blanches, tantôt prison entre les deux humains, tantôt rocher comme au début de l’Acte III où la Nourrice emporte dans sa barque l’Impératrice presque morte. Comme de nombreuses autres, cette scène nous ramène d’ailleurs à l’univers du Ring de Patrice Chéreau, par l’utilisation de Die Toteninsel, la série de tableaux de Böcklin, ou quand l’Empereur entre en scène une lance à la main avec les habits de Wotan.
Le lien avec psyché est prolongé par la gazelle de laquelle est née l’Impératrice, d’abord personnage en scène, ensuite rapportée morte et vidée par Barak (ici tanneur et non teinturier), puis associée dans une version masculine aux allures totémiques par le Geisterbote – Messager des Esprits, ici très bien porté par le baryton Ashley Holland – qui apparait à plusieurs reprises avec une tête de grand koudou. À la scène finale, les enfants arrivent avec des têtes de faons, pour les enlever au dernier moment lorsque les couples célèbrent la fécondité. Il serait possible d’écrire encore longtemps, tant les détails sont soignés, mais un seul suffira : l’apparition du jeune homme est celle du Chevalier à la Rose, composé à la même époque.
Pour tenir un tel spectacle, la distribution se doit d’être à la hauteur.
Elle est portée par Michaela Schuster déjà évoquée, sans doute la seule capable actuellement d’approcher le rôle avec tant de vocalité et de noirceur. Elena Pankratova a souvent chanté la teinturière ; nous pourrions lui reprocher une expression trop linéaire, mais elle est bonne actrice et l’acoustique du Royal Opera House, parfaite pour les voix, la révèle meilleure qu’à Munich en début de saison. Son mari Barak est superbement chanté par Johan Reuter, avec une grande émotion et infiniment de chaleur dans la voix à partir de l’Acte II. Déjà très bon auparavant, Johan Botha (Empereur) est ici encore plus intéressant, malgré quelques aigus tendus et un manque de souffle passager. L’Impératrice d’Emily Magee ne maîtrise pas parfaitement la langue de Freud, mais le timbre est superbe et la complexité du rôle explique quelques écarts. Les trois frères sont impeccables dans leurs personnages : le bossu d’Hubert Francis, le borgne d’Adrian Clarke et le manchot de Jeremy White.
Souvent déconsidéré en France car peut-être en-deçà du génie annoncé par son maître Karajan quelque temps avant de mourir, Semyon Bychkov n’en reste pas moins l’un des meilleurs chefs de fosse actuels, mettant en valeur toutes les couleurs de l’œuvre dont il cisèle chaque mesure. À de multiples instants, il fait entendre des assemblages peu remarqués auparavant mais jamais surfaits. L’Orchestra of the Royal Opera House sonne avec toujours autant de qualité [lire notre chronique du 18 décembre 2013] ; tout juste lui manque-t-il un peu de force dans certaines attaques, vraisemblablement à causes du trop faible effectif de cordes (sept violoncelles, six contrebasses). Chacun des « solistes maison » est remarquable de justesse, avec une mention particulière pour la première flûtiste et la première clarinettiste (dans le leitmotiv du faucon).
Après une Elektra de belle qualité avec Andris Nelsons cet automne, Die Frau ohne Schatten prolonge dans un même niveau d’excellence l’année Strauss de Londres. Il ne reste plus qu’à conclure avec l’Ariadne auf Naxos de l’été, où il sera intéressant d’entendre Karita Mattila.
VG