Chroniques

par bertrand bolognesi

Die Frau ohne Schatten | La femme sans ombre
opéra de Richard Strauss

Opéra national de Lyon
- 17 octobre 2023
Die Frau ohne Schatten, de Richard Strauss, à l'Opéra national de Lyon
© bertrand stofleth

Soirée fort attendue que celle à laquelle nous assistons, puisque Die Frau ohne Schatten, le septième opéra de Richard Strauss, créé à Vienne le 10 octobre 1919 et particulièrement rare sur le territoire français, fait son entrée à l’Opéra national de Lyon. Une excitation certaine sourd jusque des murs eux-mêmes, en cette première confiée aux bons soins du directeur musical de l’institution, Daniele Rustioni qui, décidément, fait merveille dans tous les répertoires.

C’est, en effet, d’abord son interprétation qui fait l’événement. Invitant chaque pupitre à donner le meilleur, le chef italien, après avoir drument entamé l’exécution par les accords percussif extrêmement crus de la partition, ici résolument secs, sans appel, bichonne chaque trait, magnifiant le moindre moment chambriste par une exquise ciselure. Voilà qui n’empêche en rien la réponse à l’exigence plus massive d’autres passages, enlevant, pour ainsi dire, l’opulence de l’orchestration par-delà les effets de contrastes : l’affaire ne tient pas en quelques robustes coups de brosse, Rustioni l’a bien compris, lui qui mène son monde dans une lecture à long terme dont jamais ne faiblit l’inspiration. Applaudi à Stuttgart dans Vier leztze Lieder avec l’excellente Simone Schneider puis dans Metamorphosenici-même [lire nos chroniques du 16 avril 2018 et du 13 février 2022], le musicien n’est pas tombé du jour au lendemain dans l’univers straussien : son grand art de la couleur et une maîtrise impressionnante des équilibres – un aspect redoutable de cette musique – se doublent d’un grand souffle et d’un sens du détail qui convolent vers la munificence lyrique et la révélation de la modernité de l’œuvre, plus manifeste qu’il le fut dit. Gageons qu’au fil des représentations les cuivres gagneront plus ferme assurance, que le violoncelle solo osera un jeu moins timoré, et le public des cinq prochains soirs goûtera mieux encore ce qu’apprécié aujourd’hui.

Outre l’intervention du Chœur maison préparé par Benedict Kearns, une équipe vocale d’exception confirme l’enchantement de cette Femme sans ombre. On n’en retiendra cependant pas l’Empereur de Vincent Wolfsteiner qui, pour posséder le secret d’une projection satisfaisante, n’en accuse pas moins une instabilité vertigineuse, sans doute due à une méforme passagère [lire nos chroniques de De la maison des morts et de Tristan und Isolde à Francfort puis à Paris]. Le jeune mezzo-soprano sud-africain Thandiswa Mpongwana se charge avec superbe de la Voix d’en haut, quand le soprano Giulia Scopelliti prête un organe agile et soigneusement impacté au Gardien du Temple et au Faucon [lire notre chronique d’Hérodiade]. Ces deux artistes sont issues du Lyon Opéra Studio, comme Paweł Trojak en solide Borgne [lire notre chronique de Káťa Kabanová], Robert Lewis en très vaillant Bossu (également Jeune homme) et Pete Thanapat en Manchot impeccable [sur ces deux derniers, lire notre chronique de Tannhäuser].

On retrouve avec plaisir le timbre flatteur de Julian Orlishausen en impératif Messager des Esprits [lire nos chroniques de Saint François d’Assise et d’Irrelohe] et, plus encore, le baryton-basse charismatique de Josef Wagner qui livre un Barak infiniment musical et très humain, à l’opposé des caricatures convenues du rôle. Loin de l’émousser, le temps confirme le velours de cette voix attachante et une ligne de chant toujours parfaitement conduite [lire nos chroniques de Die Meistersinger von Nürnberg à Genève, The Rake’s Progress, Neues vom Tage, Turandot, Il Giasone, Christophe Colomb, Così fan tutte, Olympie, Die Zauberflöte, Das Wunder der Heliane et Tristan und Isolde à Aix-en-Provence].

Cette première en la capitale des Gaules demeurera marquée par la présence de trois grandes dames dont la prestation est un miracle à elle seule. Par une émission évidente, un legato nourri et une projection plus que généreuse, Sara Jakubiak ravit l’écoute en Impératrice à la souplesse vocale inouïe [lire nos chroniques de Die Meistersinger von Nürnberg à Munich et d’Elektra]. Applaudie dans ce théâtre dans Irrelohe de Schreker[voir lien plus haut], le soprano canadien Ambur Braid compose une Teinturière (Femme de Barak) qui brûle les planches : la richesse de la voix, formidablement invasive, la présence en scène et l’à-propos d’un jeu plus que loyalement investi signent une incarnation qui fera date [lire nos chroniques de Siberia et de Die ersten Menschen]. Enfin, la Nourrice de Lindsay Ammann, qui creuse des graves incroyablement propulsés, laisse pantois, tant elle se joue des dangereux intervalles et de tous les obstacles de l’écriture du rôle [lire notre chronique de Die Teufel von Loudun]. La vigueur, le muscle et la puissance caractérisent un chant que, sans céder aux sirènes d’une expressivité quelque peu cabossée, elle parvient à tenir dans la nécessité musicale – du grand art !

Il y a aussi une scénographie, une chorégraphie et même une mise en scène… ce sont des choses qui arrivent.

BB