Chroniques

par bertrand bolognesi

Die Gezeichneten | Les stigmatisés
opéra de Franz Schreker

Staatsoper, Stuttgart
- 18 avril 2004
Die Gezeichneten de Franz Schreker à Stuttgart
© a.t.schäfer

Créé à Francfort en 1918, Die Gezeichneten (Les stigmatisés) connut un tel succès qu’il fera l’objet de près de vingt-cinq productions dans les deux décennies qui suivront – Berlin, Darmstadt, Dresde, Düsseldorf, Essen, Halle, Hanovre, Kassel, Kiel, Stuttgart, Vienne, etc. Des opéras de Franz Schreker, dont nous vous avons présenté Der Schatzgräber il y a quelques semaines [lire notre chronique du 7 mars 2004], c’est sans doute musicalement le plus complexe, avec une orchestration audacieuse, extrêmement travaillée, d’une grande richesse de couleurs, mariant les atours de Debussy et de Zemlinsky avec une magie toute personnelle.

Si l’univers de Schreker est souvent celui de conte, c’est d’une fable immorale qu’il s’agit ici, fable dont le parfum soufré demeure troublant. Die Gezeichneten nous transporte à Gênes au XVIe siècle. Un riche infirme, Alviano Salvago, propose au Podestat de faire don à la ville d’une île paradisiaque qu’il a aménagée de toute pièce, Élysée, afin d’en faire un jardin ouvert au peuple. Le chef et les sénateurs de la cité accueillent favorablement l’offre, mais doivent obtenir l’autorisation du comte Antoniotto Adorno, représentant de la noblesse. Dans une grotte secrète d’Elysée, de jeunes aristocrates s’adonnent régulièrement à des orgies, déshonorant dans leurs joutes des vierges enlevées à de grandes familles génoises. Le donateur ne l’ignore pas. Jusqu’à présent, il a fermé les yeux. En la rendant publique, peut-être souhaite-t-il épurer l’île de ces fêtes barbares.

Vitelozo Tamare, le plus puissant représentant des noceurs pervers, croit avoir rencontré l’amour et non simplement le plaisir : il s’est épris de Carlotta Nardi, la fille du Podestat. Mais la jeune femme s’avère peu sensible à la seule beauté extérieure et lui préfère Salvago, le nain difforme dont elle fera le portrait. Parallèlement, Pietro, l’un des pourvoyeurs des orgiastes, capture Ginevra Scotti : par des mensonges et des promesses, il convainc son amourette Martuccia, la gouvernante de l’infirme, de garder sa proie cachée dans le palais de son maître.

Sollicité par Tamare et sa horde, et ayant des intérêts communs à préserver, Adorno s’oppose à la donation. En vain : les sénateurs ouvrent les portes d’Élysée et invitent le peuple de Gênes. Alors que chacun découvre la beauté et l’étrangeté des lieux, Salvago s’inquiète : introuvable, la belle Carlotta devrait être à ses côtés ou avec son père. Martuccia comprend qu’elle est involontairement complice des enlèvements, et décide de tout dire à son maître. Pietro la bâillonne et la ligote. Adorno survient alors pour salir Salvago : il l’accuse d’avoir construit l’île afin d’y orchestrer des orgies scandaleuses. À un peuple qui considère l’infirme comme son bienfaiteur et remet en question la parole de la noblesse, il offre pour preuve Ginevra Scotti elle-même qui annonce avoir été séquestrée chez Salvago.

Plus soucieux de Carlotta que de sauver sa tête, Alviano Salvago court à la grotte, entraînant le Podestat et le peuple à sa suite. Une fête sauvage vient de s’y achever. La fiancée gît sur un lit de roses, peut-être morte. Tamare se vante grossièrement d’avoir comblé les désirs de la belle. Salvago le poignarde. Carlotta revient à elle, appelle son bien aimé qui l’invite à se calmer – il est sain et sauf, tout va bien. Mais elle le repousse, le traite de monstre – ce n’est pas lui qu’elle appelait – et meure sur la dépouille du violeur. Hagard, l’infirme quitte la grotte en titubant, ayant perdu l’esprit.

La Staatsoper de Stuttgart reprend actuellement la production présentée en janvier 2002. Elle bénéficie d’une distribution particulièrement bien choisie, chaque artiste répondant aux exigences de son rôle. Qu’il s’agisse du Pietro de Heinz Göhrig, canaille à souhait, du chant délicat et de la belle présence en scène d’IrenaBespalovaite en Ginevra Scotti, ou encore des six noceurs dont on se retiendra surtout les appréciables prestations de Christoph Sökler (Pinelli) et Daniel Ohlmann (Negroni), c’est un plateau fort satisfaisant.

Dans les personnages principaux, Wolfgang Schöne prête un timbre idéal au Podestat Nardi, construisant un personnage à la fois digne et proche du peuple, Margarete Joswig est une Martuccia attachante et généreusement sonore, Adorno est servi par la voix colorée de Wolfgang Probst, bien projetée mais parfois instable. Enfin, les trois grands rôles de l’ouvrage sont parfaitement tenus. Eva-Maria Westbroek donne une Carlotta splendide, d’une voix large et puissante, menant chaque phrase avec autant d’évidence que de musicalité, tout en développant des talents dramatiques. Tamare est avantageusement servi par Claudio Otelli, vaillant par la voix, volontaire par le jeu, brutal et inquiétant, comme il se doit. Le ténor roumain Gabriel Sadé campe un Salvago émouvant grâce à une grande maîtrise de son art et une endurance impressionnante sur scène. La performance, tant vocale que théâtrale, n’est pas des moindres : il s’en acquitte avec brio.

Ces chanteurs sont soutenus par la baguette de Peter Schrottner à la tête du Staatsorchester Stuttgart dont on saluera la qualité des musiciens – une baguette parfois lourde, cependant, car pour soigner les couleurs de son instrument il semble avoir oublié qu’il risquait de couvrir le plateau. L’orchestration de Schreker n’est pas chambriste, bien sûr, mais un peu plus de délicatesse et de souplesse de réaction par rapport au déroulement du spectacle ne seraient pas été superflues.

Dans sa mise en scène, Martin Kušej propose une lecture très personnelle des Stigmatisés. Salvago est montré comme un ver croupissant dans une réserve d’eau. Cette entrée en matière est judicieusement dérangeante. La difformité du personnage réside en une disgracieuse boursouflure sur la tempe droite, la lumière jouant également sur le corps nu dont elle accentue les imperfections, les plis, la pilosité, etc. Gabriel Sadé s’engage avec courage dans un jeu qu’il sait rendre touchant. Plusieurs de ces réserves d’eau s’ouvrent sur la scène, au service d’un univers extrêmement malsain.

Les noceurs arrivent avec les signes de leurs passions. L’un arbore un gant de latex, l’autre un fouet, celui-ci un scalp sanglant, celui-là distribue des polaroïds qui paraissent exciter son monde, etc. Tous sont tachés de sang et l’un d’eux invite même ses compagnons de stupre à boire de ce nectar qu’on suppose humain. Le livret suggère qu’en effet les jeunes filles sont enlevées à leurs familles et disparaissent sur l’île. On imagine aisément que leur virginité est une condition impérative du plaisir et qu’une fois consommée, la proie sera réduite à l’état de cadavre dissimulé d’une manière ou d’une autre. Cela dit, Kužej va plus loin en donnant à penser que la mort elle-même serait ici source de jouissance ; de même laisse-t-il imaginer que Salvago, sans participer aux bacchanales, aurait peut-être conclu un pacte infernal avec ses acteurs, la grotte secrète devenant la face cachée du Paradis (Élysée).

Indéniablement, certains traits fonctionnent parfaitement. Les solutions proposées aux difficultés de réalisation induites par l’œuvre sont assez heureuses. On citera, par exemple, la scène du portrait : tandis que le modèle réagit par une contorsion de douleur à sa conversation avec Carlotta qui le prend en photo (ici, elle ne le peint pas), l’action s’arrête, un flash se déclenche suivi d’une courte obscurité et, lorsque la lumière revient, un figurant a pris exactement la pose de Salvago au fond de la scène qui peu à peu est envahi d’instantanés en relief, pourrait-on dire, images de souffrance, de solitude, de désespoir. Les corps pourraient venir de tableaux de Velikovic. Excellente, l’idée véhicule une grande expressivité. Faire de Martuccia une infirme (jambe de bois) est également bien vu : c’est lui conférer une parenté avec son maître et renforcer le principe que le beau n’est pas le bon – interrogation qui rend littéralement malade la belle Carlotta, fascinée par la laideur.

En revanche, l’option générale est réductrice. Un sadisme grossier y est sans relâche érigé en évidence, au point d’agonir tout érotisme de ce spectacle. Du coup, les dangers annoncés n’atteignent pas le public qui demeure indifférent – n’aurait-il pas été intéressant que l’évocation de ces jeux interdits suscitât un certain trouble ? De plus, plusieurs incohérences dans des points de détail viennent contredire l’option elle-même, la plus flagrante étant Pietro qui viole Ginevra (tout l’intérêt que lui portent les orgiastes est cristallisé dans le déshonneur qu’ils font subir à une vierge). Enfin, l’île qu’on attend avec impatience est décevante, d’assez mauvais goût, et le peuple montré comme une troupe de touristes Groseille envahissant le paradis véhicule une opinion assez douteuse. Par ailleurs, le jeu bénéficie d’une direction d’acteurs véritablement travaillée, en ce qui concerne les rôles principaux. Les relations entre chacun sont lisibles, construites, voire recherchées.

La création scénique en France d’une œuvre de Franz Schreker restera-t-elle longtemps du domaine du fantasme ?...

BB