Chroniques

par bertrand bolognesi

Die Gezeichneten | Les stigmatisés
opéra de Franz Schreker

Opéra national de Lyon
- 17 mars 2015
création française à Lyon du plus célèbre opéra de Shreker, Die Gezeichneten
© bertrand stofleth

Après, Flammen, le conte moral de 1902, déjà Franz Schreker travaille sur des livrets qui explorent la fête et ses troubles, mais encore le théâtre ou les personnages-artistes, avec Der ferne Klang (1910) [lire notre critique du CD]. L’art est encore en jeu dans Das Spielwerk (1913) et ferait aussi le sujet du Schatzgräber (1919) [lire notre critique du CD, ainsi que nos chroniques du 7 mars 2004 et du 15 septembre 2012]. En invitant sa musique dans The Birthday of the Infanta, la cruelle nouvelle d’Oscar Wilde, onze ans avant Alexander von Zemlinsky – Der Geburtstag der Infantin, pantomime chambriste (1910) ; Der Zwerg, opéra(1921) –, c’est le handicap, voire la difformité physique qu’il interroge, selon une sorte de foi en la pureté de l’âme de l’infirme dans une société cynique qui en fait son éphémère jouet. Achevé en 1915 et créé trois printemps suivants à Francfort, Die Gezeichneten [lire notre critique du CD] convoque cinq des sources inspiratrices des ouvrages lyriques du compositeur : un être laid face à la corruption des « beaux » – à cette nuance près qu’il n’est pas non plus d’une pureté immaculée et que le moteur de son don au peuple n’est autre qu’une volonté de se racheter une vertu –, une omniprésente suée d’érotisme trouble, une héroïne-artiste (Carlotta est peintre), des débordements orgiastes, enfin une sorte d’exotisme de l’intrigue – cette fois, Gênes au XVIe siècle.

Loin de s’atteler à une représentation conforme à l’indication d’époque et de lieu, David Bösch situe l’action de nos jours, réservant à la jeunesse roturière la tenue dans laquelle nos contemporains se croisent et l’habit de gala à une aristocratie de noceurs sans limite, vêture dont l’avantage est également de suggérer une éventuelle datation dans les années des grands succès lyriques de Schreker. Quand à la cité ligure, on ne la rencontrera peut-être qu’en cette sorte de brume marine des lumières volontiers énigmatiques de Michael Bauer.

C’est à une actualité redoutablement intrusive que sa mise en scène confronte le regard, en envahissant le cadre d’avis de disparition durant le premier Vorspiel, puis d’un snuff movie qui d’emblée conditionne le spectateur plongé dans le viol, le meurtre et le voyeurisme – plus certainement que les épouvantails de Martin Kušej [lire notre chronique du 18 avril 2004]. L’idée paraît assez cohérente, en effet, s’agissant de ce trafic de vierges, sacrifiées aux plaisirs des fils de famille sur l’île Élysée, jardin enchanté d’Alviano bientôt offerte aux Génois. À l’instar de son Boccanegra [lire notre chronique du 7 juin 2014], Bösch va plus loin encore, imaginant à l’acte médian la duplication DVD de ces films dans un entrepôt où on les encartonne, désormais destinés à l’expédition vers leurs acquéreurs secrets : c’est donc toute une industrie de l’irrespect de la personne humaine et du crime qui est mise en danger par la décision d’Alviano – qui n’est pas un serial killer, cette fois [lire notre chronique du 27 avril 2013] –, les enjeux dépassent la simple frustration des nobles jouisseurs. Immanquablement, la violence de cette option interroge le public sur des aspects avérés de notre société qui dérespectent l’humain, comme sur sa propre consommation voyeuse de certains divertissements. Voilà qui est magistralement signer cette création française de Die Gezeichneten, jusque-là inconnu sur nos scènes, l’Opéra national de Lyon s’inscrivant dans ce courant de redécouverte de la musique du Viennois.

Sans limiter jamais le regard, le décor n’a de cesse d’ouvrir un plateau cependant unique par des apparitions qui en déjouent adroitement la lecture. Ainsi Falko Herold parvient-il à emporter la contrainte des nombreux changements de lieux dans un univers paradoxalement immuable, inertie blafarde qui pour seul mouvement ne connaît que les sordides méfaits évoqués plus haut, avec les agissements de sauvegarde qu’ils finissent par induire.

Programmer Die Gezeichneten, c’est réunir une distribution vocale pléthorique, et il peut être malaisé d’avoir à sa disposition plus de vingt voix capables de dominer la moire parfois copieuse de l’écriture orchestrale, ainsi que des artistes soucieux de travailler un rôle qu’ils n’auront pas forcément l’occasion de rechanter. Saluons le ferme Julian de la basse Piotr Micinski, le Gonsalvo bien projeté de James Martin, le baryton chaleureux et le sain legato de Falko Hönisch (Michelotto) et la robustesse de Markus Marquardt (Adorno). Passant vite sur la belle endurance mais l’absence de stabilité d’Alviano, applaudissons la grande prestation de Carlotta par la très musicienne Magdalena Anna Hofmann [lire nos chroniques du 29 mars 2013, des 5 et 4 février 2012, du 20 novembre 2009] et, surtout, ce Tamare de feu où l’on retrouve Simon Neal, Hollandais in loco et Œdipe à Francfort [lire nos chroniques du 11 octobre 2014 et du 8 décembre 2013] : ici nettement plus incarné qu’à Cologne, il marie un chant somptueusement mené à une remarquable présence scénique.

Parfois plus ou moins escamotées quant à la fiabilité de leur réalisation, les rares parties de chœur font ce soir l’objet d’un soin louable par les choristes lyonnais que dirige Philip White, rendant ainsi hommage à l’attachement fidèle de Franz Schreker au domaine choral [lire notre critique du CD Der Holderstein]. En fosse, un interprète que l’on connaît principalement dans la création, distingué à Bastille il y a quelques années dans la musique de Rihm [lire notre chronique du 11 avril 2006] : le jeune chef argentin Alejo Pérez livre une lecture infiniment travaillée, révélant tant les grâces debussystes que les élans korngoldiens, toute à la transmission de cette indicible finesse d’orchestration qui caractérise le compositeur. Avec la complicité d’instrumentistes en pleine forme, il nous vaut une des plus belles versions de l’œuvre.

BB