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Chroniques
Die Hamletmaschine | Hamlet-machine
Musiktheater de Wolfgang Rihm
Tandis que le mot d’ordre de nombreuses maisons d’opéra, de la plupart des festivals de musique contemporaine et même de certains orchestres est la création, intégrant les nouvelles œuvres dans une vaste logique initiée par la commande, poursuivie par l’édition et qui enfin se réalise dans les répétitions puis la première publique, il semble légitime de s’interroger sur le devenir de ses opus passé l’enthousiasme de leurs fonds baptismaux. Car donner naissance à une œuvre suffit-il à inventer un nouveau répertoire ? Certes non, si l’on ne rejoue pas ses pages. Pourtant, il semble bien que programmer des pièces récentes sans en devenir le créateur pose problème à nos orchestres, à nos chefs, à nos festivals. Paradoxalement, alors que le théâtre lyrique s’avère la plus coûteuse des entreprises musicales, c’est ce cadre qui offre le plus de chance à la reprise.
Si la dynamique demeure plutôt frileuse en la matière de notre côté du Rhin, il en va tout autrement sur le sol allemand qui, bien que les fonds qui favorisèrent l’exécution de la Neue Musik après-guerre, continue de cultiver un goût certain pour la nouveauté mais encore pour l’édification d’un répertoire moderne, tel que le soulignait il y a quelque jours notre confrère [lire notre chronique de Koma]. Ainsi, créé au Nationaltheater de Mannheim le 30 mars 1987 dans une mise en scène de Friedrich Meyer-Oertel et sous la battue de Peter Schneider, Die Hamletmaschine, théâtre musical en cinq scènes (Musiktheater in fünf Teilen) de Wolfgang Rihm, fait-il actuellement l’objet d’une nouvelle production au Staatstheater de Cassel.
Au commencement…
William Shakespeare, évidemment, et sa Tragédie d’Hamlet que Benno Besson mit en scène en 1977 à la Volksbühne de Berlin, avec la collaboration du dramaturge Heiner Müller en tant que traducteur. Durablement habité par le sujet, ce dernier écrit, dans la foulée, une douzaine de pages articulées en cinq scènes, Die Hamletmaschine, qui verront scéniquement le jour en France, d’abord, dans une mise en scène de Jean Jourdheuil au Théâtre Gérard Philippe (Saint-Denis), le 30 janvier 1979. Carsten Bodinus signe la production de la première allemande, aux Städtische Bühnen d’Essen, le 8 avril de la même année. Quant à Wolfgang Rihm, il se saisit du texte en 1983 et achève l’écriture de son opéra en 1986. Son Hamletmaschine convoque plusieurs chanteurs (trois soprani, un mezzo-soprano, un baryton), un chœur mixte, mais encore deux comédiens et plusieurs figurants, ainsi qu’un grand effectif orchestral (environ soixante-dix officiants).
« J’étais Hamlet. Je me tenais sur le rivage et je parlais avec le ressac. […] Dans le dos, les ruines de l’Europe. […] J’arrêtai le cortège funèbre, ouvris le cercueil avec mon épée et distribuai le géniteur mort aux miséreux tout autour. Le deuil se changea en gloutonnerie… ». Ainsi s’ouvre ce que j’oserai dénommer la cérémonie d’Hamlet-machine dont Rihm a judicieusement compressé les paroles tout en développant un appareil musical fort conséquent. La scénographie de Sarah-Katharina Karl organise le plateau autour d’une impressionnante passerelle qui le traverse, surmontée d’un gros rocher, générant plusieurs espaces de jeu de part et d’autre de cet axe, voire en son ombre même. La metteure en scène Florentine Klepper et le chorégraphe Valentin Alfery y donne vie à une équipe d’acteurs, de danseurs et de chanteurs que domine un dispositif effrayant (sablier, carillon, etc.) qui les propulse dans l’Histoire et sur ses ruines – « Mon drame, s’il avait encore lieu, aurait lieu dans le temps du soulèvement. […] Je me tiens dans l’odeur de transpiration de la foule et jette des pierres sur policiers soldats chars vitres blindées. » –, dans l’attente d’un soulèvement improbable et qui, s’il s’accomplit, ne résoudra rien.
Le rythme de ce théâtre est proprement effréné, telle la partition qui déploie une tension continue et une surpuissance quasi constante, par-delà quelques citations baroques qui rappellent que le mythe d’Hamlet nous vient de fort loin et qu’il continue de loger sur chaque scène du monde. À l’Université des morts, la belle fiancée malmenée par le prince d’Elseneur ne mourra pas – « Je suis Ophélie que la rivière n’a pas gardée. Je déchire les photographies des hommes que j’ai aimés et qui ont usé de moi », parmi les anges-danseurs, témoins de l’effondrement du monde. Que prétendent donc y pouvoir Marx, Lénine et Mao ? La vêture volontiers fantasmagorique réalisée par Miriam Grimm contribue à un sentiment général de cauchemar que confirme les inserts vidéastiques de Robert Läßig. Dire adieu aux philosophes revient-il à croire à l’astronaute en sauveur ? Autant de points de fuite de la représentation que ses maîtres d’œuvre ont soin de ne pas préciser plus, invitant le public non pas à réfléchir mais à méditer, après réception d’une intense charge artistique autant qu’émotionnelle.
Préparés par Marco Zeiser Celesti, les artistes du chœur maison font un travail remarquable qui témoigne d’un grand niveau musical. De même chaque intervenant de ce spectacle laisse-t-il un impact dense. Ainsi du véritable corps de ballet, pour ainsi dire, en mouvement incessant : Hamilton Blomquist, René Fiorella, Emy Mårtensson Liljegren et Jesper Sandvik en Astronautes ; Einav Berkovich et Minjung Kang en Mortes ; Sophie Borney en Statue de la Liberté ; Kesi Rose Olley Dorey en Marx, Selene Martello en Lénine et Mila Levy en Mao ; Kiley Dolaway et Klil Ela Rotshtain en Anges de l’Histoire ; enfin les figures du drame hamlétien que sont Anna Gorokhova en Gerturde, Safet Mistele en Polonius, Girish Kumar Rachappa en Claudius et Tse-Wei Wu en Spectre du vieil Hamlet. « Hamlet met les vêtements d’Ophélie qui lui fait un masque de putain. […] Hamlet prend une pose de putain puis danse avec Horatio… » : la gracilité presque ambiguë d’Yannis Brissot en suggère plus encore qu’en disent les mots des didascalies de Müller.
La distribution vocale impressionne. L’Ophélie d’Annette Schönmüller (mezzo) révèle une projection infinie qui marque l’écoute [lire notre chronique de Paradise reloaded (Lilith)]. Les soprani Marie-Dominique Ryckmanns et Ralitsa Ralinova se joignent à l’alto Maren Engelhardt. Enfin, le rôle d’Hamlet est triplement incarné : on y apprécie la comédienne Zazie Cayla et le comédien Jakob Benkhofer, ainsi que l’incroyable Peter Felix Bauer [lire nos chroniques de Götterdämmerung et d’Armide], baryton charismatique à l’intonation infaillible et à l’infatigable endurance. À la tête du Staatsorchester Kassel, Francesco Angelico signe une interprétation palpitante de cette redoutable Hamletmaschine à l’indicible expressivité. « Passent poissons ruines cadavres et morceaux de cadavres. […] Le docteur Jivago pleure ses loups. » Environ une décennie après Rihm, Georges Aperghis, qui « n'imagine pas Hamletmaschine représenté sur scène, même si ce fut fait, et parfois très bien », écrivait pour soprano, barytons, chœur, alto solo, percussions et ensemble son Hamletmaschine-oratorio (Strasbourg, 30 septembre 2000), à redécouvrir.
BB