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Chroniques
Die Jüdin von Toledo | La Juive de Tolède
opéra de Detlev Glanert
La création mondiale du nouvel opéra de Detlev Glanert (né en 1960) fait l’événement à la Semperoper qui en est le commanditaire. Le compositeur allemand [lire notre chronique du 9 mai 2004] n’en est pas à son premier essai en matière de théâtre lyrique. Après une dizaine d’opus pour la scène – il en puisa les sujets aussi bien dans des œuvres du Nord-américain Thornton Wilder (Drei Wasserspiele, 1983), de l’écrivain est-allemand natif de Pologne Arnold Zweig (Der Spiegel des großen Kaisers, 1995), du dramaturge rhénan Christian Dietrich Grabbe (Scherz, Satire, Ironie und tiefere Bedeutung, 2001), de l’homme de théâtre toscan Carlo Pasquini (Die drei Rätsel, 2003), du romancier hambourgeois Hans Henny Jahnn (Das Holzschiff, 2010) ou de l’auteur de science-fiction polonais Stanisław Lem (Solaris, 2011), en passant par le célèbre danseur et chorégraphe ukrainien d’origine polonaise Vaslav Nijinski (Nijinskys Tagebuch, 2008) et même par notre cher Albert Camus (Caligula, 2006) –, Glanert se penche cette fois, avec son librettiste Hans-Ulrich Treichel qui collaborait déjà à son Caligula, sur La juive de Tolède, autrement dit la tragédie historique en cinq actes du Viennois Franz Grillparzer (1791-1872), Die Jüdin von Toledo, écrite de 1849 à 1855 à partir d’une idée notée dès 1812, mais découverte seulement après sa mort. La pièce sera représentée pour la première fois le 21 novembre 1872, à Prague, et fut reprise à Vienne, le 21 janvier 1873.
L’histoire de la belle Rahel, survenue à Tolède, au centre de l’Espagne, durant la seconde moitié du XIIème siècle, est d’abord rapportée par Lope de Vega dans Las paces de los reyes y Judía de Toledo, tragédie paru en 1617. C’est ce texte que Grillparzer adapta très librement un peu plus de deux siècles plus tard. Et c’est encore cette histoire que le réalisateur austro-hongrois Otto Kreisler (1890–1970) tournerait en 1921, avant que l’écrivain bavarois Lion Feuchtwanger (1884-1958) s’en saisisse avec un roman historique publié en 1955. Fille de Yehuda ben Yosef ibn Ezra qui fut chambellan d’Alfonso VII de Castille, de Galice et de Leon, Imperator totius Hispaniæ – ce dernier lui confia la gouvernance de la forteresse de Calatrava et, sous son influence, favorisa l’installation, dans les cités de l’intérieur et du nord de la Péninsule, des Juifs de l’Andalousie alors persécutés par le fanatisme Almohade –, Rahel vit le grand amour avec le très catholique roi Alphonse VIII qu’on avait uni, à l’âge de quinze ans, à la princesse Plantagenêt de sept ans sa cadette, la petite Aliénor d'Angleterre. Les temps ont changé, la chrétienté nourrissant désormais des croisades à la reconquête de Jérusalem et le royaume lui-même se trouvant menacé par la présence maure : cette relation passionnée du monarque avec une Juive est vue comme un blasphème. Humiliée, la reine attente un procès à l’issue duquel sa rivale est convaincue d’espionnage pour l’ennemi. La voilà condamnée à mort. Le livret cité également la traduction allemande du Psaume 58 – prière juive appelant à la vengeance – par nul autre que le réformateur Martin Luther dont l’antisémitisme ne fait plus l’ombre d’un doute (Von den Jüden und iren Lügen, 1543), ce qui n’est pas sans ambiguïté.
Après un court prélude donné à l’oud, ce qui place immédiatement dans le contexte du l’occupation arabe d’une partie de l’Espagne, une fosse énorme déploie des forces colossales tout au long des deux heures de cet opéra d’une grande puissance dramatique. L’écriture musicale suit pas à pas la progression narrative et s’attache à caractériser les personnages principaux. Quant aux climats, ils alternent entre danger, colère ou oppression d’un côté, et tendresse de l’amour et du sentiment illusoire de liberté qu’il installe entre les amants. À la tête de la Staatskapelle Dresden, orchestre impressionnant de précision et de couleurs, Jonathan Darlington mène un récit musical brûlant. Les choristes du très brillant Sächsischer Staatsopernchor Dresden, dirigés par Jonathan Becker, en font de même, avec une performance de haute volée.
Le metteur en scène canadien Robert Carsen – déjà aux manettes pour Oceane, le précédent opéra de Detlef Glanert qu’il concevait sur un texte du même Treichel adaptant un récit du Brandebourgeois Theodor Fontane, opéra créé à la Deutsche oper de Berlin le 28 avril 2019 – signe un travail assez simple, et même simpliste, dans un décor imaginé avec Luis F. Carvalho qui évoque la Mezquita de Córdoba, autrement dite Catedral de Nuestra Señora de la Asunción, c’est-à-dire la célèbre mosquée-cathédrale de Cordoue. Dans son labyrinthe de colonnades amour et complot s’emmêlent. Si le jeu d’acteurs défend sans conteste le propos, on est plutôt gêné lorsque la représentation se conclut avec la bénédiction des armes (vidéo de Martin Eidenberger), ce qui, juxtaposé au psaume dont il est fait mention plus haut, livre un message peu lisible au moment même où la habitants de Gaza meurent chaque jour sous les tirs israéliens. Est-ce un appel à la paix ? Et si c’est le cas, à quelle paix ? On ne sait pas…
Le sextuor vocal fait bel effet. La surprenante clarté de timbre d’Aaron Pegram est parfaitement distribuée dans le rôle de Don Garceran, l’ambitieux rejeton du conseiller d’État Manrique, comte de Lara interprété sans faille par le baryton-basse Markus Marquardt à l’émission robuste [lire nos chroniques de Rigoletto, Die Gezeichneten et Gurrelieder]. On retrouve avec plaisir le mezzo-soprano très agile de Lilly Jørstad dans le rôle d’Esther, la sœur de l’héroïne, son pendant craintif et prudent, où elle fait montre d’un chant nuancé avec soin [lire nos chroniques de Macbeth Underworld et de Boris Godounov].
Le trio infernal satisfait pleinement. La couleur est un atout de poids dans l’incarnation d’Alphonse VIII par le baryton Christoph Pohl, au phrasé puissamment expressif [lire nos chroniques de Capriccio, Tannhäuser à Venise puis à Lyon, Les Troyens à Dresde, Parsifal à Anvers, Beatrice Cenci, Tristan und Isolde à Francfort et Die Vögel]. Une nouvelle fois, le grand mezzo dramatique Tanja Ariane Baumgartner impressionne dans le rôle de la reine Aliénor. L’artiste réunit en effet la chaleur du timbre, l’autorité de la jalousie qui rencontre la conviction politique et religieuse, dans une composition vraiment géniale [lire nos chroniques de Lulu, Das Rheingold, Die Walküre, Œdipe, Tristan und Isolde à Berlin, Le château de Barbe-Bleue, Die Soldaten, Serse, Les Troyens à Francfort, Capriccio à Francfort puis à Munich, Otello, The Bassarids à Salzbourg et à Berlin, Elektra à Salzbourg puis à Genève, Parsifal à Genève, enfin de son enregistrement des Lieder d’Ervín Šulhov]. La vocalité du soprano d’Heidi Stober survole royalement le grand orchestre, même lorsque le compositeur n’en a pas toujours contrôlé l’équilibre. Elle donne magistralement naissance à Rahel, personnage d’une confiance et d’une insolence qui lui seront fatales, celui de la légende de cette Jüdin von Toledo dont la musique, bien que jamais novatrice, frappe dans le mille.
HK