Chroniques

par bertrand bolognesi

Die Königin von Saba | La reine de Saba
opéra de Károly Goldmark

Magyar Állami Operaház / Erkel Színház, Budapest
- 5 novembre 2015
à la découverte de Goldmark (1830-1915) avec La reine de Saba à Budapest
© péter rákossy

Il y eut cent ans en janvier s’éteignait à Vienne Károly Goldmark. Que sait-on de ce compositeur dans l’Europe d’aujourd’hui ? Plus grand’chose, par-delà une production nourrie et la vague orientaliste dans laquelle s’est en partie glissée son œuvre. Il naquit le 18 mai 1830 à Keszthely, sur la pointe la plus occidentale du lac Balaton. Après une première audition publique dès 1843, on retrouve le jeune violoniste à Vienne, étudiant auprès du Morave Leopold Jansa (1795-1875) grâce à l’aide financière de son frère aîné, mais encore en autodidacte, pendant la révolution de 1848 qu’il vit à Sopron puis à Györ comme musicien de fosse. À l’issue de la tournée d’un de ces théâtres, il s’installe à Pest au début de la nouvelle décennie. Alors qu’il gagne sa vie en jouant dans les cafés d’Óbuda, il découvre le cercle formé par Erkel (1810-1894) et Mosonyi (1815-1870), la frémissante activité qu’ils déploient pour générer un style national hongrois qui, à sa façon et dans la mouvance libertaire d’alors, tournerait le dos à la tradition germanique. Il retourne bientôt à Vienne où l’engage le théâtre de Josefstadt. Mais la misère dans laquelle il vit depuis presque toujours a considérablement entamé sa santé. Après un séjour de plusieurs semaines à l’hôpital, il a la chance de devenir professeur de la petite Caroline Bettelheim (future contralto), entrant ainsi dans une famille généreuse qui l’aidera pendant plusieurs années. Un premier concert de ses compositions eut lieu en 1857 grâce à ce soutien ; il renouvelle l’expérience à Budapest en avril 1859.

À l’âge de tente-cinq ans, Goldmark connaît son premier véritable succès de créateur avec l’ouverture symphonique Sakuntala Op.13 (donné par la philharmonie viennoise en 1865) dont les thèmes hindous lui valent une certaine renommée, après plusieurs pages chambristes qui n’avaient pas dépassé un cénacle limité. Dans la foulée, il projette un opéra.

Sept soirs avant Carmen à Paris est créé Die Königin von Saba à Vienne. Par cet ouvrage qui se situe dans le genre Grand opéra, Goldmark s’inscrit en héritier d’illustres prédécesseurs tels Halévy (La reine de Chypre, 1841), Donizetti (Caterina Cornaro, 1844) [lire notre chronique du 22 juillet 2014], Verdi (Jérusalem,1847) [lire notre critique du DVD] ou Meyerbeer (Le prophète, 1849) : les auteurs des pièces à la mode qu’il a jouées et admirées durant sa jeunesse d’instrumentiste d’orchestre – Mosè in Egitto de Rossini, Les Huguenots de Meyerbeer [lire notre chronique du 19 juin 2011], Zaira de Bellini, etc.. S’il s’agit bien de mêler la verve romantique à une certaine fantaisie pseudo-biblique, comme le fit Gounod en 1862 avec son opéra éponyme, La reine de Saba, les deux intrigues se distinguent nettement et les factures n’ont rien de comparable. Le Français puisa librement son sujet chez Nerval, l’Hongrois trouva le sien dans la contemplation de la célèbre toile de Lorrain (L’Embarquement de la reine de Saba, 1648). Sa rencontre avec le dramaturge Salomon Hermann von Mosenthal (1821-1877), qui devint son librettiste, fit rapidement avancer les choses. En 1872, l’œuvre est achevée. La nouvelle Opernhaus (inaugurée en mai 1869) hésitera de longs mois avant de la programmer, puis d’y renoncer, puis d’exiger telle adaptation, de renoncer encore et ainsi de suite.

Bref : le 10 mars 1875, l’accueil du public viennois est enthousiaste !
L’engouement de l’auteur pour Wagner n’échappe pas à l’oreille chagrine du redoutable Hanslick qui, sans relâche, l’éreinte de ses sarcasmes dans la presse. Las ! Cela n’empêcha guère Die Königin von Saba de séduire Budapest en 1876 et Buenos Aires en 1910, via Hambourg, New York, Prague, Turin, Zurich, Berlin, Madrid, Saint-Pétersbourg, Varsovie, etc. (voici Goldmark reconnu et à l’abri des soucis pécuniaires), ni de demeurer au répertoire de l’institution autrichienne jusqu’à l’Anschluß (1938.)

Bien de son temps, juste après Lalla Roukh de David [lire notre critique du CD] l’opéra annonce la pompe et la sensualité de Samson et Dalila (Saint-Saëns, 1877) [lire notre chronique du 21 novembre 2012], Lakmé (Delibes, 1883) [lire notre chronique du 8 novembre 2013] et même Salammbô (Reyer, 1890) [lire notre chronique du 30 septembre 2008]. Sans atteindre l’Orient ô combien raffiné d’un Rimski-Korsakov, cette Reine de Saba est proche de Massenet – Le roi de Lahore, Hérodiade et Thaïs (1877, 1881 et 1894) – tout en mariant ingénieusement la vocalité verdienne à l’orchestre wagnérien.

Le jour de l’An 1914 Parsifal sortait pour la première fois du Saint des Saints ici-même, au Théâtre Erkel inauguré vingt-cinq mois plus tôt. Drastiquement restauré durant l’ère socialiste (pour ne pas dire défiguré), l’édifice – tour à tour salle d’opérette, cinéma, dancing, etc. – rouvrit ses portes au printemps 2013 après une heureuse réhabilitation qui en fit la seconde scène de l’Opéra national Hongrois (Magyar Állami Operaház). En son sein nous découvrons la production de Csaba Káel [lire notre entretien], scrupuleusement fidèle aux descriptions et didascalies du livret, sous les impressionnants pilastres de la scénographe Éva Szendrényi. Le très large cadre de scène invite le grand spectacle, condition sine qua non devant laquelle le metteur en scène ne se dérobe pas, bien au contraire : en parfaite osmose avec la grandiloquence de l’ouvrage, Káel signe un franc péplum, un rien plombé par les inévitables scènes de ballet.

L’intrigue ?
Dans les préparatifs de son union à Sulamith, fille du Grand-Prêtre, Assad, émissaire guerrier du roi Salomon de retour d’une campagne, escorte au palais la reine de Saba. Il est troublé d’avoir succombé au charme d’une belle inconnue, loin de sa promise – « sur nous je vois planer l’ange de la douleur », dit-il. Au roi, il avoue son incartade, de façon alambiquée. Salomon s’avère prompt au pardon. Mais lorsqu’en hommage au monarque la Sabéenne dévoile son visage, Assad est bouleversé : il reconnaît celle dont les caresses l’enivrèrent coupablement. La reine le repousse comme un étranger, victime d’un mirage. Dans un « jardin de cèdres et de roses », l’acte suivant fait entendre l’héroïne en confidence : elle aime jalousement Assad, envisage d’en faire son roi, mais quant à l’existence de la rivale… « je n’écoute que ma haine ! ». Elle attire le jeune amant qui, d’abord apeuré par ce qu’il croit une apparition surnaturelle, se love courtoisement avec elle sous le voile, jusqu’à s’abrutir d’extase. Baal-Hanan lui porte secours. Sur l’Arche d’alliance, Salomon tente de le sauver d’un « démon », mais au seuil de la cérémonie de noce survient une nouvelle fois la souveraine. Coup de théâtre : Assad jette l’anneau conjugal et, lorsqu’elle prononce froidement « jamais je ne le vis », se parjure devant Sulamith, les prêtres, le roi, le peuple entier. S’ensuit une scène d’exorcisme qui échoue, l’amant hurlant son blasphème. Le voilà menacé de lapidation, n’était l’intervention éclairée du juste Salomon. À l’Acte III, l’amoureuse enragée demande au roi la grâce du condamné. Le sage la confond et, laissant éclater la vérité, lève un second voile : celui du cœur. Après l’annonce du verdict, Sulamith vient à son tour le supplier. Salomon ne prononce pas explicitement cette grâce : il l’invite à partir chercher la paix « sous le grand et sombre palmier songeur [s]on destin se cache ». Le dernier acte montre Assad gracié mais banni, attendant la mort dans le désert. Nouveau coup de théâtre : à la reine de Saba venue pour l’emmener en roi, il dit non ; les leitmotive du duo sensuel auront beau faire, il la rejette définitivement. Seul, il prend congé du monde en priant Dieu de protéger la fidèle et pure Sulamith. Après une tempête de sable pour toute réponse, la promise le rejoint en un serein adieu.

À la tête du Magyar Állami Operaház Zenekara, János Kovács révèle toutes les saveurs de cette Königin von Saba. Au rendez-vous de la couleur et d’un lyrisme qu’on pourra dire franco-italien il développe le souffle wagnérien, lui qui fut autrefois l’assistant de Boulez sur la colline verte lors des reprises du Ring. La trame des thèmes est précieusement tissée dans cette lecture inspirée, au service de l’impulsion dramatique comme du détail musical le plus infime (on goûte des soli exquisément réalisés).

Outre l’excellente prestation de Chœur « maison », dirigé par Kálmán Strausz, sept voix sont idéalement distribuées. Le soprano délicat d’Eszter Zavaros orne le chant de la suivante Astaroth [lire notre chronique du 1er juin 2015]. D’un robuste baryton Róbert Rezsnyák campe le solide Baal-Hanan, la lourde partie du Grand-Prêtre étant avantageusement confié à Péter Fried, basse d’or dont nous saluions le Barbe-Bleue bartókien [lire notre chronique du 16 juin 2006]. Le quatuor de tête est admirablement tenu. À trente-six ans, le brillant baryton-basse Károly Szemerédy incarne un Salomon « fleuve » dont l’inégalable legato longtemps restera en mémoire [lire notre chronique munichoise du 30 juillet 2013]. Émission facile et inflexion « naturelle », la voix opulente d’Eszter Sümegi est garante d’émotion : elle livre une Sulamith somptueuse. D’abord directionnel et plutôt clair, László Boldizsár prête à Assad un ténor spinto, droit venu de Busseto ; il nuance sensiblement le duo du jardin et, plus savamment encore, tout le dernier acte où se déploient des moyens plus larges [lire notre chronique du 24 mai 2015]. Enfin, Erika Gál, mezzo-soprano richement timbré, récemment salué en Erda [lire nos chroniques du 12 et du 14 juin 2014], possède l’agilité, la grâce et la sensualité vocale du rôle-titre. Quoi de plus envoûtant ?

BB