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Chroniques
Die Meistersinger von Nürnberg
Les maîtres chanteurs de Nuremberg
Les rêves superposent des images en une succession qui ne les associe pas. C’est à s’en souvenir au réveil ou sur le divan du praticien que le dormeur tente, parfois en vain, de baliser le chenal où elles croisent. De ce point de vue, la mise en scène de Barrie Kosky s’octroie l’impalpable du songe. Die Meistersinger von Nürnberg… à refuser l’approche habituelle qui consiste à traiter, littéralement, l’argument d’un opéra, à éventuellement le contextualiser, voire a contrario, la présente démarche laissera chacun coudre à sa manière les impressions de sa nuit.
Richard Wagner, un compositeur allemand dont les opéras fourmillent de chevaliers, de rois, de princesses, de héraults et de merveilleux – sauf un, Die Meistersinger von Nürnberg, au sortilège absent et en compagnie des bourgeois de la cité, ceux qu’Alfred Döblin a dit capables du pire. Wagner, le musicien qui bouleversa la vie d’une ville franconienne dénommée Bayreuth en y faisant construire son théâtre, sa maison et même la tombe familiale. Nuremberg ? La ville de Dürer, certes, mais encore celle des lois raciales du IIIe Reich (1935) et du plus célèbre procès de l’histoire du XXe siècle (1946). Qui était alors jugé ? Les officiers allemands responsables de la destruction de l’Europe et du génocide juif. Juif ? Wagner ne les aimait pas. Wagner ? Son unique opéra comique, Die Meistersinger von Nürnberg, fut récupéré par le régime national-socialiste comme emblème de sa pompe, à la faveur d’un numéro final sur l’art allemand. Le Bayreuther Festspiele ? Un festival à peu près ruiné qu’à son avènement le Führer, pour lequel dès 1929 s’était activement engagée Winifred (la bru anglaise du maître), fit renaître à grand renfort de subventions. De ces vérités et de quelques idées reçues, Kosky tourne une savoureuse mayonnaise à sa façon, souvent très drôle quoique sans complaisance.
Le lever de rideau révèle ce salon même où nous entendions hier les œuvres interdites de ce côté-ci du Rhin durant les douze années de règne d’Adolf Hitler [lire notre chronique de la veille]. Sous la lumière choisie de Franck Evin, la reconstitution de Rebecca Ringst, signataire des décors, est troublante de vraisemblance. Comme s’il avait pris place dans l’oriel, le public observe la vie de la villa Wahnfried. Après la brève apparition d’une ligne écrite, indiquant l’année 1875, la migraine de Cosima et la température extérieure, le fameux musicien, d’emblée identifiable à ce béret de velours noir souvent peint plus de trois siècle auparavant – par exemple : Bildnis des Bonifacius Amerbach (1516) d’Hans Holbein der Jüngere (ca.1497-1543), visible au Kunstmuseum de Bâle –, fait son entrée fracassante avec deux joyeux exemplaires de terre-neuve, tandis que retentit le triomphal ut majeur de l’ouverture. Il est suivi par une camérière, essuyant prestement les pas des toutous, qui bientôt fait entrer Cosima théâtrale et ridicule, puis le chef d’orchestre Hermann Levi, mal à l’aise, Franz Liszt en soutane, enfin leur fils Siegfried et même les trois petits-fils Wieland, Friedelind et Wolfgang qui naîtraient quatre décennies plus tard et connaitraient les genoux protecteurs du bon Onkel Wolf… Tous sont montrés comme des Richard Wagner miniatures, arborant le même béret holbeinien. Le Vorspiel suffit à installer la famille autour de l’infatigable fièvre du protégé de Louis II, friand d’étoffes luxueuses et de parfums précieux, qui s’esbaudit au piano à quatre mains avec son digne beau-père, jusqu’à l’ultime pataras de chaises de la messe à Sainte-Catherine. Depuis sa mémorable schweigsame Frau [lire notre chronique du 30 juillet 2010], de Kosky l’on connaît le génie des scènes d’ensemble : il est à l’œuvre dès les premières secondes, à cent à l’heure ! L’irrésistible burlesque de la messe, Richard et Franz tentant d’assujettir Hermann Levi à un rituel qu’il ignore et auquel il ne se plie qu’à contretemps, pose manifestement la production du côté de la comédie.
Dans sa grande agitation, Wagner veut qu’on joue aux Meistersinger, à la maison, avec les seules forces disponibles dans l’instant, donc en famille. Ayant toujours songé à Cosima lorsqu’il composa la partie d’Eva, il lui confie le rôle, et c’est tout naturellement que Liszt prend celui de Pogner, le père de l’adolescente, comme la femme de chambre devient Magdalene. Lui-même se projette en Walther, jeune frondeur qui révolutionne l’art du chant, et en Sachs, héros populaire gardien de la tradition, voire en David, l’apprenti qui en garantira la transmission. Quant au rôle de Beckmesser, il l’impose non sans quelque violence à Hermann Levi. Dans la seconde édition de Das Judenthum in der Musik, parue en 1869, Richard Wagner brocardait, entre autres, Eduard Hanslick (né de mère juive) qui ne lui était pas favorable (Vom Musikalisch-Schönen, 1854). Theodor Adorno n’a pas manqué de relever que le personnage du marqueur était une parodie du célèbre critique – selon lui, déjà Mime était musicalement une caricature antisémite (in Versuch über Wagner, 1952). Si Beckmesser-Hanslick va de soi, Beckmesser-Levi s’attache à la difficile relation entre le chef et le compositeur qui, en 1882, exigerait qu’il dirigeât Parsifal malgré son renoncement, Levi devant encore résister à l’injonction du baptême avant la première. Kosky enracine son humour alla Ernst Lubitsch dans l’histoire et le caractère de Wagner, jusqu’au sadique lynchage de l’Acte II.
De cet ouvrage ambigu – outre les autocitations, justifiées par l’argument mais tout de même ultra narcissiques, partant que Wagner ne s’appuie pas sur l’Hans Sachs de Lortzing (1840), voilà un opéra qui regarde vers le passé dans sa facture compositionnelle même ; en cela c’est un exercice postmoderne avant le terme –, jamais l’on vit mouture si rythmée, jusqu’à la plus échevelée des farandoles. Klaus Bruns a réalisé une flamboyante garde-robe Renaissance qui virevolte dans le salon, puis dans le Palais de justice de Nuremberg où, du 20 novembre 1945 au 1er septembre 1946, le Tribunal militaire international jugeait vingt-quatre criminels de guerre et sept institutions allemandes. On n’en finirait pas d’énoncer la pétillante profusion de détails de cette mise en scène taquine et féroce – sosie de Dürer, Kothner est amoureux de Stolzing, etc. – qui recouvre la salle des juges d’une pelouse follette où Cosima et Richard pique-niquent en retrait de l’action (assise onirique troublante, mue par une formidable machinerie), Sachs-Wagner méditant au début du III l’issue du II et la chute de Beckmesser sous les traits envahissant de l’ewige Juden (caricature de 1940). À la brutalité du personnage répond le cauchemar de Beckmesser entouré, à la barre des témoins, de six kipas disproportionnées. Pour finir, seul le GI ne bronche pas dans ce rondeau fébrile, le plus détesté des candidats prononçant son compliment dans une lenteur de kaddish, bouleversante.
Dans le temple, au sein des seins, le songe de Barrie Kosky, ô combien plus profond que celui de Stefan Herheim [lire notre chronique du 1er mars 2016] met tout en abime, accusant l’objet du culte, Richard Wagner, un compositeur qui aima tant les procès (Lohengrin, Götterdämmerung, Tannhäuser et même Rienzi ou Das Liebesverbot) qu’il fallait bien qu’un jour l’on assistât au sien. Pour le condamner ? Non, le propos serait plutôt d’enfin commencer à s’occuper de l’œuvre du grand artiste sans s’occuper du petit homme : la page se tourne donc, par une salutaire apostasie – d’où la brève bataille des huées et des bravi. Tout le monde parti, Sachs-Wagner dirige le final, faux orchestre et vrai chœur, pour Cosima assise sur les marches, en louve fidèle : la musique, seule.
Et si bien défendue ! Car cette frénésie gagne tous les niveaux, à commencer par la fosse complice que dirige un Philippe Jordan tant survolté qu’il en semblerait presque farceur. Outre le nerf indicible qui articule toute sa lecture, la transparence des différents plans et des développements verticaux confond ceux qui croyaient trouver quelque amidon. La fluidité du geste musical, l’espièglerie du trait, l’urgence à chanter le rire signent une interprétation frémissante.
Toutes les voix servent remarquablement l’aventure, dans un vif engagement théâtral. Ainsi les seize Lehrbuben et tous les membres du Festspielchor dirigés par Eberhard Friedrich, parfaits musicalement et bondissant dans la danse générale. Ainsi du luxueux Nachtwächter de Karl-Heinz Lehner. Enfin des Maîtres eux-mêmes, avec les très efficaces Stefan Heibach (Moser), Paul Kaufmann (Zorn) [lire nos chroniques du 17 juin 2012 et du 13 avril 2017], Armin Kolarczyk (Nachtigall), Raimund Nolte (Ortel), apprécié en Melot ici-même [lire notre chronique du 1er août 2016], et Timo Riihonen (Foltz). S’y distinguent plus particulièrement Tansel Akzeybek (Vogelgesang) [lire notre chronique du 24 avril 2011], Andreas Hörl (Schwarz), Christopher Kaplan (Eisslinger) et l’excellent Kothner de Daniel Schmutzhard [lire nos chroniques du 9 novembre 2013, 14 mars 2014 et du 16 mars 2017].
Applaudi la veille dans un tout autre répertoire, le ténor bien assis de Daniel Behle livre un David de bonne tenue [lire notre chronique du 27 avril 2013]. On retrouve avec avantage le contralto Wiebke Lehmkuhl en Magdalene onctueuse et attachante [lire notre chronique du 24 mai 2017]. Anne Schwanewilms satisfait moins en Eva qu’en Cosima, avec un chant relativement raide et un timbre un rien fermé [lire nos chroniques de Die Gezeichneten, Götterdämmerung, Dialogues des carmélites, Der Rosenkavalier et Arabella]. Souveraine, la basse invasive de Günther Groissböck campe un Pogner-Liszt charismatique [lire notre entretien]. Instable dans Tannhäuser au début du mois, Klaus Florian Vogt affirme une forme olympique, avec un Walther lumineux, plus abouti que sa proposition de Budapest [lire nos chroniques du 9 juillet 2017 et du 8 juin 2013]. Deux barytons retrouvent un rôle connu. Après avoir été un marqueur de facture habituelle à Glyndebourne [lire notre critique du DVD], Johannes Martin Kränzle incarne un émouvant Beckmesser-Levi. Enfin, Michael Volle, qui fut Beckmesser pour Nikolaus Lehnoff avant d’être Hans Sachs pour Herheim [lire nos chroniques des productions de Zurich et de Salzbourg], chausse une nouvelle fois les couplets du cordonnier, sans avoir à développer cette rude douceur humaine qui de coutume le caractérise, puisqu’il endosse par la même occasion le fantôme de Richard Wagner.
L’inscription du Bayreuther Festspiele dans notre aujourd’hui parut évidente l’an dernier avec le Parsifal d’Uwe Eric Laufenberg dont la conclusion réunit les trois monothéismes [lire notre chronique du 2 août 2016]. En questionnant l’Histoire par un colloque intitulé Wagner im Nationalsozialismus qui entre en écho avec ces nouveaux Meistersinger von Nürnberg, la direction du festival tient le cap.
BB