Chroniques

par bertrand bolognesi

Die Meistersinger von Nürnberg
Les maîtres chanteurs de Nuremberg

opéra de Richard Wagner
Osterfestspiele Salzburg / Großes Festspielhaus
- 13 avril 2019
Osterfestspiele Salzburg 2019 : Christian Thielemann joue Die Meistersinger...
© monika rittershaus

Un an a passé. Nous quittions la précédente mouture de l’Osterfestspiele Salzburg sur une fort belle Tosca [lire notre chronique du 2 avril 2018], nous retrouvons l’événement avec ces mémorables Meistersinger von Nürnberg qui inaugurent l’édition 2019. Pour réussir Les maîtres chanteurs, il faut une distribution solide et aguerrie à l’exercice wagnérien, un metteur en scène possédant à la fois l’inventivité de la jeunesse et un long métier, enfin et surtout une fosse solide et un chef qui maintienne la tension dramatique tout en faisant goûter aux délices de la partie d’orchestre.

À ceux qui continuent de croire que l’ouvrage serait en quelques sortes l’opérette de Richard Wagner, la lecture de Christian Thielemann accorde la légèreté induite par cette idée reçue mais ne déroge pas quant à son inscription dans le grand corpus de l’auteur. Le directeur artistique du festival impose une version pétillante dont l’expressivité se suffit à elle-même. L’Ouverture, jouée rideau fermé et dans le noir, ne conjugue aucune solennité superfétatoire. Un peu tremblante, sourire en coin, la délicieuse gracilité des inflexions semble toujours au bord de l’éclat de rire. Dans les pupitres, l’omniprésence de ce frémissement de rigolade signe une interprétation à l’insolence savoureuse qui nous fait entendre, pour la première fois, rire un orchestre ! La fugue prend des airs de sainte-nitouche, avec un côté ironiquement provincial qui déjà raconte beaucoup de ce qui suivra.

Qu’on ne s’y trompe pas : le comique possède ses exigences que le chef berlinois affronte vaillamment, vérifiant une géographie particulière de l’orchestre, bordée par les contrebasses en face, les autres cordes en arc devant, les cuivres à droite avec la percussion et, à gauche avec la harpe, les bois qui intègrent deux couples de cors selon le particularisme de la partition. Ce soin préalable génère la clarté toute personnelle de cette approche et favorise l’impact d’inserts irrésistiblement drôles, parfois féroces. L’humour est réputé difficile en musique : pas pour Christian Thielemann qui le manie avec ce qu’il faut d’enthousiasme péremptoire et de morgue, rendant la soirée des plus piquantes. La Staatskapelle Dresden, instrument merveilleux, est son précieux complice. Sans jamais rien appuyer, grâce, souplesse et perfection font les ingrédients d’une exquise effronterie, mue par une profusion de détails savamment ciselés qui souligne discrètement la loufoquerie du propos.

Avec tel atout, la distribution vocale est aisément portée au meilleure sans avoir à surjouer quoi que ce soit. Les artistes du Bachchor Salzburg et du Staatsopernchor Dresden, respectivement préparés par Alois Glaßner et Jörn Hinnerk Andresen, offrent une prestation de belle tenue, marquée par un art de la nuance fort cultivé tout au long de la représentation. Sans oublier le très sonore Nachtachter de Jongmin Park, voix pleine et profonde, félicitons nos Meistersinger qui forment un ensemble aux fortes individualités dont se détachent particulièrement l’Ortel élégant de Rupert Grössinger, Adam Frandsen en un Moser fièrement projeté, la tranquille robustesse de Christian Hübner en Schwartz, le baryton charmeur de Günter Haumer en Nachtigall, enfin l’excellent Levente Páll qui prête une basse présente et leste à Kothner [lire notre chronique de 15 octobre 2018]. On s’attend sans doute moins à entendre Vitalij Kowaljow dans la partie de Pogner : l’Ukrainien signe pourtant une incarnation en tout point honorable, ornée d’un timbre un brin fermé qui fait du personnage une sorte de touchant timide [lire nos chroniques de Boris Godounov, La forza del destino, Macbet et Iolanta]. Le ténor un rien lointain de Sebastian Kohlhepp convainc moins en David, malgré une composition théâtrale efficace et une couleur intéressante, construite sur un médium consistant. D’un mezzo sûr dont elle use avec un art éprouvé, Christa Mayer campe une Lena idéale. Loin de réduire artistiquement la partie du marqueur, Adrian Eröd opte pour un Beckmesser bien-chantant.

Le soprano étasunien Jacquelyn Wagner donne une Eva gracile et claire. S’il paraît à ce jour un peu étroit dans le rôle, gageons que ce gosier s’ouvrira bientôt – lors des premiers pas d’Annette Dasch dans ce répertoire, certains commentateurs furent sévères, mais on entendit depuis quelle wagnérienne elle est devenue, en très peu de temps : il y a donc de l’espoir [lire notre chronique du 5 juillet 2018]. On retrouve le Stolzing de Klaus Florian Vogt, aujourd’hui très en forme, dans la lignée de Bayreuth deux ans plus tôt [lire notre chronique du 31 juillet 2017]. Sans aucune fêlure, le chant est précis, avec un aigu d’abord un peu raide qui gagne au fil du spectacle. Les qualités de tendresse et de simplicité qu’on connaît au ténor allemand sont à l’œuvre, laissant loin le souvenir de Budapest [lire notre chronique du 8 juin 2013]. Enfin, Hans Sachs est confié à une basse à l’aigu facile plutôt qu’à un baryton-basse, comme il est d’usage : l’excellent Georg Zeppenfeld marie l’autorité naturelle de sa voix à une suavité envoûtante qui triomphe dans le rôle.

Après l’Ouverture, la lumière révèle l’intérieur de l’église gothique serti sur une scène elle-même bordée d’un cadre et de baignoires de côté. Devant le dispositif, trois rangées de fauteuils où les maîtres chanteurs assistent à une répétition. Avec un à-propos imaginatif au cœur du sujet avec cette pièce dont l’argument met l’art en abime, Jens-Daniel Herzog propulse la vie des bourgeois de Nuremberg dans celle d’un théâtre dont Hans Sachs est le patron dévoué. Un cocktail informel conclut la répétition. Les protagonistes évoluent en costumes contemporains, quelque peu endimanchés pour la confrérie-titre, quand Sachs arbore une sobre tenue de travail. Bientôt, l’on démonte le décor, dépliant les colonnes et enroulant la toile peinte – un ours traverse benoîtement le plateau ! Pour la leçon prodiguée par David, les fauteuils d’avant-scène sont déplacés. Chœur de machinistes et cours de ballet se répondent durant cette séquence. Pour accueillir la fête du club privé formé par les maîtres,une banderole brandit leurs visages sous l’inscription Die Meistersinger von Nürnberg. On distingue d’emblée Beckmesser en ce qu’il s’installe à part, fort de la haute opinion qu’il nourrit de lui-même.

Dans cette société bien comme il faut, l’intrusion de Walther en Lederhose fait son effet. Il est le jeune homme descendu de sa montagne dont le caractère mal dégrossi mais authentique séduit Eva comme il attendrit Hans, y compris par sa terrible colère – il déchire les effigies des bourgeois suffisants, en héros wagnérien, réformateur progressiste en proie aux forces du passé. Le décor de Mathis Neidhardt articule une tournette qui porte le regard, tour à tour, sur le théâtre, le bureau du directeur surmonté de la loge maquillage et coiffure, l’atelier de cordonnerie avec le magasin d’accessoires. Dans sa vêture Renaissance (Sibylle Gädeke), Beckmesser est habité d’une sottise sincère, pour ainsi dire, qui le rend attachant. Surprise : plutôt que de subir les coups de David en proie à la jalousie, il se bat lui-même, tandis que les machinistes agitent des arbres devant une énorme pleine lune, dans la tourmente – ce pourrait être une répétition de Macbeth… Le second tableau du troisième acte repousse les limites du théâtre : le décor de l’action elle-même envahit l’ensemble du plateau. Pour finir, Hans Sachs parvient à convaincre le nouveau maître de ne point faire affront aux anciens, mais c’est Eva qui refuse la tradition : les jeunes gens s’échappent ailleurs vivre leur vie.

Voilà qui débute superbement l’Osterfestspiele !

BB