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Chroniques
Die Reise, spectacle d’Helga Utz
voyage fantastique dans une maison abandonnée
De même que Wien Modern décline sa trentième édition dans vingt-six lieux différents de la capitale autrichienne, la soirée Die Reise s’annonce, ainsi que l’indique son nom, comme un itinéraire hasardeux dans un édifice réinvesti pour l’occasion. L’affiche annonce « création mondiale de Musique de scène de Jean Barraqué ». Avec les étudiants de l’Université des Arts appliqués de Vienne, Helga Utz propose un « voyage fantastique dans une maison abandonnée ». Alors que le premier rendez-vous musico-théâtral est annoncé pour 20h, avec le public nous pénétrons ladite maison près d’une heure auparavant. Il s’agit d’un immeuble centenaire, d’architecture Secession strict et sobre, ancien bureau et administration postale désaffecté. Mondschein, situé au numéro 31 de la Zollergasse, dans le quartier branché de Neubau, est aujourd’hui réinvesti en espace culturel. Le concept est prometteur : onze pièces, réparties au premier étage et au quatrième, accueilleront des concerts où seront joués et mis en scène les fragments du projet de Barraqué, concerts entre lesquels le spectateur pourra déambuler à la faveur d’installations, de films, d’interventions théâtrales.
Pour commencer, nous prenons un verre au Bar Modern, vaste hall du premier niveau, à partir duquel l’on accèdera plus tard aux pièces 5 à 11, de diverses dimensions. C’est le moment de lire attentivement le plan fourni à l’accueil, de faire connaissance avec un menu aléatoire de happening qui met l’eau à la bouche. À 20h, Musique de scène avec l’épisode La chambre. Avec l’ensemble Sirene derrière une assemblée installée en L autour d’une petite scène, l’on apprécie la rencontre étrange du réceptionniste d’un hôtel avec d’improbables clients qui le viennent solliciter dans son grand épuisement. L’écrivain Jean Thibaudeau (1933-2013), publié aux Éditions de minuit à partir des années soixante, était alors tout imprégné des brillantissimes bizarreries d’Ionesco et des non moins étranges folies noires de Beckett.
Depuis quatre ans, Barraqué (1928-1973) [lire notre critique de l’ouvrage de Paul Griffiths] tente de réaliser une œuvre à partir de La mort de Virgile d’Hermann Broch (Der Tod des Vergil, 1945 ; traduction française en 1955), projet qu’il ne peut mener à terme. La veine absurde du jeune dramaturge semble apporter un peu d’air dans ces circonstances particulières. À partir de plusieurs pièces brèves de Thibaudeau (miniatures de 1958), il compose une trame musicale pour des scènes à jouer. À la tête du groupe instrumental précédemment cité, François-Pierre Descamps livre une interprétation drue des pages disponibles, aujourd’hui éditées par Bärenreiter, où se décèle le souvenir de Varèse et l’influence de Stockhausen, dans une manière sérielle vigoureuse.
Les clients du meilleur hôtel de la ville sympathisent avec le réceptionniste aux mains disproportionnées, monstrueuses même (Benjamin-Lew Klon). Tandis que l’épouse (Ewa Konstanciak) batifole avec lui, le mari (Krzysztof Leszczyński) sabre le champagne. Soudain, une agression en langue russe nous plonge en pleine guerre froide. Surprise : le réceptionniste répond en russe ! Les agents doubles se retrouvent et font la fête.
Après ce quart d’heure de bonne tenue, le parcourt aléatoire peut commencer, en attendant le prochain concert de la soirée qui, selon la façon de la vivre, peut se conclure vers dix heures ou se prolonger à la frontière du jour suivant. Une jolie dame en rouge m’invite derrière un paravent et me place devant une grille et un rideau de velours noir. « Vous avez le cœur bien accroché ?... ». J’acquiesce. Elle m’engage dans une pièce sombre où je distingue un petit lit d’hôpital, rudimentaire. Une créature masquée me fait signe d’approcher. Je fonce, amusé et moi-même un brin joueur. Anubis (Feroz Yozufi) est là qui m’invite à m’allonger. Par un tour de passe-passe, il extrait de ma poitrine un cœur de papier qu’il pose sur une grande balance, au pied du lit. L’instrument de mesure oscille, tandis qu’une lumière-guillotine descend vertigineusement sur ma gauche. L’évaluation terminée, le Chacal me libère – encore vivant, tiens. Je lui fais bye bye d’un petit geste.
Après ce doux Totengericht (Arrêt de mort), nous voilà en appétit pour affronter les délices de ce jardin. Un vent de complicité habite les regards des uns et des autres, croisés dans les couloirs de la maison abandonnée. Ça picole par-ci, ça fume par-là, de préférence sous l’inscription Nichtraucher… Mais les déceptions commencent. Je me rends à l’animation Und wenn es ein Wolf ist… à la pièce 9 : personne, pas de comédien, la porte arbore un définitif kein Eingang. Grimpant au quatrième niveau pour y découvrir l’installation Grundlos, une équipe de cameramen me prie de dégager, bien que la brochure-programme précise cet horaire pour s’y rendre. Et ainsi de suite. Le sentiment enjoué qui dynamisait jusqu’à présent la soirée est peu à peu terni par les interdits, les absences, les culs-de-sac qui entravent la déambulation. En fait, rien de ce que promis n’a vraiment lieu. À part la mort, tout est faux. Faut-il entrevoir là une métaphore de l’inachèvement dans lequel Barraqué laissa son œuvre ? Très chic ! À moins qu’un simple problème d’organisation soit le responsable…
Ainsi se concluent quatre jours passés à Wien Modern. Quatre jours, c’est peu dans un festival qui en occupe trente-deux. Aussi le lecteur ne manquera-t-il pas de relativiser l’avis rendu [lire nos chroniques des 14, 15 et 16 novembre 2017].
BB