Chroniques

par gilles charlassier

Die Schule der Frauen | L’école des femmes
opéra de Rolf Liebermann

Opéra national de Bordeaux
- 26 novembre 2010
© frédéric desmesures

Pour nombre d’amateurs d’opéra, le nom de Rolf Liebermann évoque sans doute d’abord l’homme qui, dans les années soixante-dix, a redonné une dimension internationale à l’Opéra de Paris. Ce serait pourtant oublier qu’il était aussi compositeur et se définissait lui-même comme musicien. En cette année où se célèbre le centième anniversaire de sa naissance, le directeur de l’Opéra national de Bordeaux, Thierry Fouquet, a souhaité rendre hommage à celui dont il fut l’assistant pendant ses années à la Grande Boutique en programmant Die Schule der Frauen, ouvrage écrit d’après la pièce éponyme de Molière, L’école des femmes, et créé dans sa version définitive à Salzbourg en 1957, deux ans après la création en anglais à Louisville.

L’histoire de la musique est, considérée d’un point de vue gallo-cartésien, rigoureuse. Les années cinquante virent le sérialisme et l’austérité formelle jeter peu à peu le discrédit sur la fascination pour le siècle de Mozart et de Pergolèse qui irriguait tant l’esthétique crépusculaire de Strauss que la jubilation stravinskienne. La marche de la modernité a toléré les nostalgies de maîtres trop vénérés pour être corrodés par les avant-gardes. L’humour étant également frappé de disgrâce, Die Schule der Frauen, pastiche lyrique de la comédie classique, tomba rapidement en désuétude – d’autant que le nouvel Intendant de l’Opéra de Hambourg ne voulait pas se servir de sa fonction pour promouvoir ses partitions. Ainsi, la représentation de ce soir est la première française de l’œuvre.

Dès l’ouverture, à l’italienne, les syncopes et la vivacité rythmique rappellent le Rake’s progress de Stravinsky, tandis que l’orchestration favorable aux soli de basson, de hautbois et de clarinette, emprunte aux couleurs de l’âge des Lumières. Les broderies au clavecin et les dialogues chantés reprennent les caractéristiques des récitatifs des opere buffe de Mozart et de Rossini. La transposition de la pièce de Molière dans le livret de Heinrich Strobel – l’auteur du Grand Siècle prend place sur le fauteuil du régisseur à l’avant de la scène, pour surveiller la manière dont sa pièce est jouée et dénaturée pour en faire un opéra du vingtième siècle, en langue allemande – évoque l’esthétisation du Rosenkavalier et la mise en abyme avoue sa filiation avec le dernier opéra de Strauss, Capriccio.

Pour mettre en scène cette fantaisie d’administrateur de théâtre lyrique, c’est à un héritier de Poquelin, Eric Génovèse, sociétaire de la Comédie Française, que l’on a fait appel. Dans la scénographie imaginée par Claire Sternberg et les décors dessinés par Jacques Gabel et sous les lumières d’Olivier Tessier, les comédiens restent le plus souvent sur le devant de la scène, derrière la maison où l’on devine l’enfermement d’Agnès à l’abri des panneaux recouverts de sanguines translucides. Au fond, sur une toile, se prélassent des nuages aux reflets immobiles de couchant. De temps à autre, lors de renversement de situations, la maison se met à tourner sur elle-même et s’illumine de rose intermittent. L’amour joue avec le décor et déstabilise les projets d’Arnolphe. Le metteur en scène français sait avec habileté tirer parti des interventions du dramaturge assis sur son siège de réalisateur de cinéma pour soutenir l’intérêt, comme le récit de la vieille femme, en falsetto burlesque, mimée par Agnès.

L’intermède entre les deux premiers actes donne à voir la tentative d’un comédien, Cyril Cosson, pour déclamer convenablement la tirade d’Arnolphe sur les devoirs de la femme, sous l’attention sourcilleuse de Molière. A la fin du second, la jeune fille et Horace entonnent un mélisme alangui dans le nid de l’œil-de-bœuf de la chambre de la demoiselle, tandis qu’Arnolphe et ses deux serviteurs, Georgette et Alain, dans une musique haletante, imaginent des stratagèmes pour se débarrasser de l’amant importun. Après l’entracte, la maison est dénudée de ses paravents et les nuages font place à la nuit étoilée. C’est l’apocalypse : Horace va confier bêtement sa bien-aimée aux soins d’Arnolphe avant qu’Henry, aux couleurs de l’Oncle Sam, n’atterrisse, ailes aux bras, pour unir les deux jeunes gens.

Paul Gay fait preuve d’une remarquable versatilité sous les traits successifs de Poquelin, Alain, et Henry – et de la vieille femme dans le récit d’Agnès. Le baryton-basse français montre un métier que l’on a pu souvent apprécier – il reprit récemment la couronne du roi Ignace dans la création bruxelloise d’Yvonne, princesse de Bourgogne de Boesmans. Le passage des répliques en français au chant en allemand ne semble pas lui être un obstacle. Andrew Greenan incarne un Arnolphe à la voix riche et au jeu impliqué. La gouaille n’altère pas la texture de l’instrument. Daphné Touchais révèle une Agnès à la fois sensible et pleine de piquant. Le rôle tient à la fois d’Ariadne et de Zerbinetta. Le soprano franco-grec favorise la légèreté et le colorature, sans pour autant sacrifier le medium, souvent sollicité. Michael Smallwood n’est pas déméritant en Horace. Le ténor australien n’est pas avare d’intonations comiques, même si cela sonne parfois serré. L’effort n’est pas toujours suffisamment discret et la voix de tête espère quelquefois un peu plus de stabilité. Sophie Pondjiclis fait une apparition estimable en Georgette et l’Oronte de Jacques Schwarz est une basse paternelle adéquate.

Jurjen Hempel réalise une prestation honorable à la tête de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine. Le Néerlandais soutient avec efficacité cette musique qui caractérise en quelques traits situations et personnages. Les soli identifiant un caractère se détachent avec bonheur, tel le motif circulaire au basson suggérant l’entêtement d’Arnolphe ou le thème au violon timidement retenu dans le medium pour évoquer l’apparente soumission d’Agnès. On s’abstient de transgresser la relative linéarité dramaturgique de la partition. Les ensembles à la fin du second acte et du troisième prennent ainsi un relief particulier. Le finale, avec sa structure tripartite rappelant l’ouverture, et l’insertion de la traduction allemande de la morale en section centrale – « Voulez-vous donner de l’esprit à une sotte, enfermez-la » –, est particulièrement brillant. Mozart et Da Ponte ne sont pas loin.

GC