Recherche
Chroniques
Die sieben Todsünden | Les sept péchés capitaux
ballet chanté de Kurt Weill
Le 30 janvier 1933, à l’issue d’une période d’agressivité civile générée par les troubles sociaux dus aux désastreuses conséquences du Wall Street Great Crash de 1929 qui précipita les États-Unis dans la Grande Dépression et l’Europe dans une inflation dévorante, Adolf Hitler accède à la Chancellerie allemande. Le 21 mars de la même année, soit un mois à peine après la création de son Silbersee à Leipzig [lire notre chronique du 5 décembre 2003], Kurt Weill quitte Berlin pour Paris où l’aideront les Noailles et la princesse de Polignac – par leur entremise, il fait la connaissance de Jean Cocteau sur une idée duquel il écrit alors la mélodie Es regnet (à défaut de mener à bien un projet de ballet), de même que l’homme de lettres lui fait rencontrer Robert Desnos dont il compose la musique de Complainte de Fantômas (d’après les aventures du fameux personnage d’Allain et Souvestre).
Sur la pièce que Bertolt Brecht a concoctée à partir d’un argument du Moscovite Boris Kochno, librettiste de Mavra pour Stravinsky onze ans plus tôt (entre autres fructueuses collaborations), et du poète (et mécène) anglais Edward James, Weill compose au printemps le ballet chanté Die sieben Todsünden. La danseuse viennoise Tilly Losch, qui est aussi l’épouse de James, y incarnerait Anna 2, le rôle dansé, tandis qu’à Lotte Lenya, la future ex-épouse du compositeur – ils se séparent au début de 1932 et divorcent officiellement à l’automne 1933… avant de se remarier outre-Atlantique quelques années plus tard – est destiné le rôle d’Anna 1. Dans une chorégraphie de George Balanchine, l’œuvre est créée le 7 juin 1933 au Théâtre des Champs-Élysées, sous la direction musicale de Maurice Abravanel.
« Ce n’est pas uniquement un ballet puisqu’il y a du chant en scène. Il comprend même cinq chanteurs : une femme et quatre hommes. Et nous avons essayé […] que les mouvements ne soient pas seulement des mouvements mais qu’ils suggèrent en même temps des idées », confie Weill à Claude Dhérelle dans un entretien que publiait Paris-Soir le 26 mai 1933, propos ainsi résumé dans un manuscrit-bilan, quelques mois avant sa mort : « j’ai écrit une sorte de ballet-Singspiel intitulé Les sept péchés capitaux ou Anna Anna, l’histoire de deux jeunes filles désirant gagner de l’argent afin d’acheter une petite maison pour leur famille et qui traversent sept villes et sept péchés » (1949) – ces textes proviennent de la nouvelle édition française établie par Pascal Huyhn des écrits du musicien, De Berlin à Broadway, parue en février dernier [lire notre critique de l’ouvrage].
De même que Juliette Deschamps autrefois [lire notre chronique du 14 septembre 2009], Jacques Osinski invite la vidéo dans sa mise en scène des sieben Todsünden. Là s’arrête la comparaison, tant son approche n’a rien à voir avec l’illustration plan-plan de sa prédécesseure. Chargé de l’image et de la scénographie, Yann Chapotel [lire notre chronique de Donnerstag aus Licht] installe un dispositif efficace qui s’intègre parfaitement aux proportions de l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet : le plateau est divisé en trois espaces, deux en partie basse délimités à mi-parcours de la profondeur – à l’arrière une table pour le quatuor masculin, à l’avant la scène quasiment nue où évoluent les deux Anna, avec, pour seule élément de décor, un portique à vêtements (elles changent de tenue à chaque voyage vers un nouveau péché), un troisième en moitié supérieure du cadre occupée par un écran qui accueille la vidéo. Dans cette histoire de managing du corps prostitué, la morgue boudeuse d’Anna-danseuse contraste grandement avec l’éternel sourire d’Anna-chanteuse ; passé l’Orgueil, les commissures forcent le trait du divertissement contraint et les chairs se dénudent. La simplicité salutaire du travail d’Osinski [lire nos chroniques d’Iolanta et du Cas Jekyll] se concentre sur une évocation sublimée des situations dramatiques qui, dans la forme particulière de cette œuvre où elles sont narrées plutôt que jouées, suffit à les pleinement transmettre. La proposition vidéastique s’avère assez virtuose en ce qu’elle rythme les à-coups de l’image à l’aune de la fosse. Par ailleurs, en ne convoquant pas directement les lieux indiqués, elle échappe aux limites de l’illustration. Ainsi, entre échangeurs autoroutiers en périphérie citadine, tours dans la nuit (Prologue), bitume strié par le trafic accéléré, cohue piétonne à un carrefour (Faulheit), traversée de l’hors-champs du monde du spectacle (Zorn), chute d’amandes dans une mer de chocolat (Völlerei), tournette d’Edouard et de Fernando (Unzucht-Lust) – celui qui paie et celui qu’elle paie, celui qui l’aime et celui qu’elle aime –, le défilé des payeurs et leur suicide (Habsucht) puis les téléphones absorbant en live un concert dans un stade (Neid), c’est vers une lamentable maison ruinée que s’achemine le rêve de Luisiana, miroir en morceaux, sur la tristesse d’Anna.
Trois chansons sont insérées dans le spectacle. Deux d’entre elles ont été composées sur des textes de Maurice Magre, en 1934, pour la chanteuse et comédienne française Lys Gauty. Pieds de côté dans l’action principale, elles sont accompagnées au piano. Sur les reflets en eaux calme et nocturne, Complainte de la Seine est une ponctuation recueillie qui instille un danger dans l’intrigue. À l’inverse, Je ne t’aime pas s’infiltre plus certainement dans les échos d’adieu. Cette pénétration de la ligne est accomplie par Youkali – sur cette habanera instrumentale conçue par Weill pour la musique de scène de Marie Galante, pièce de Jacques Deval créée au Théâtre Hébertot le 22 décembre 1934, se loveront l’année suivante des paroles de l’acteur Roger Fernay –, tango que dansent les deux Anna, pour la première et seule fois toutes deux dans un même mouvement, celui de la désillusion. Voilà bien de quoi faire léviter les cadavres de l’écran !
De fait, la danse est au cœur du sujet, tant parce qu’il s’agit bien d’un ballet que parce qu’Anna danse. S’il est arrivé avant Youkali que les deux femmes esquissent un mouvement l’une avec l’autre, ce n’est qu’à la fin du spectacle qu’elles carolent de concert. De même le charme vidéastique de Fernando (Julien Ramade) ne se révèle-t-il que lorsqu’il se met à danser. Encore la danse cassée de l’Envie est-elle belle invention de la chorégraphie minimale de Noémie Ettlin, elle-même interprète d’Anna 2.
Le plateau vocal n’est pas en reste, avec la Mère robuste, dira-t-on, de la basse Florent Baffi, le timbre cuivré de Guillaume Andrieux en Père [lire nos chroniques de L’ivrogne corrigé, Les enfants terribles, Il barbiere di Siviglia, Pelléas et Mélisande, Didon et Énée, remembered, Amelia goes to the ball et Le Balcon] et les deux ténors de Frères : celui, chaleureusement appuyé, de Camille Tresmontant [lire nos chroniques de Don Carlo, Die Zauberflöte, Semiramide, Le devin du village, Don Giovanni et Don Quichotte], et celui, exquisément léger jusqu’au céleste, de Manuel Nuñez Camelino [lire nos chroniques de L’enfant et les sortilèges, Les troqueurs, Mirandolina, Street Scene et Dido and Æneas]. Bien que d’un format vocal plutôt confidentiel, le mezzo-soprano Natalie Pérez assure la partie d’Anna 1 [lire notre chronique du Kaiser von Atlantis].
À la tête de l’Orchestre de chambre Pelléas (qui joue la version réduite de Heinz Karl Gruber), on applaudit Benjamin Levy [lire notre critique du Docteur Ox] pour sa lecture très souple et infiniment soignée, tour à tour tonique et fort caressante, toujours d’une délicate sensibilité, et plus encore chaque musicien pour sa défense talentueuse et généreuse de la pièce, comme en témoigne l’interprétation à fleur de peau de Youkali (arrangement d’Arthur Ouvrard) dans la demi-teinte des bois et la tendre inflexion sentimentale des cordes – « nicht wahr, Anna ? – Ja, Anna ».
BB