Chroniques

par david verdier

Die Soldaten | Les soldats
opéra de Bernd Alois Zimmermann

Salzburger Festspiele / Felsenreitschule, Salzbourg
- 20 août 2012
Die Soldaten, le trop rare opéra de Zimmermann, au Festival de Salzbourg 2012
© ruth walz | salzburger festspiele

Comme toutes les œuvres géniales et généralement maudites, Les soldats de Bernd Alois Zimmermann ne sont que très rarement représentés. On ne peut que déplorer ce triste état de fait, explicable (en partie seulement) par l'effectif musical pléthorique et la cinquantaine de chanteurs convoquée. Il n'est pas inutile de rappeler que la première et la dernière fois que Paris accueillit l'ouvrage remonte à 1994, dans la reprise de la production d'Harry Kupfer (heureusement captée en 1988 à Stuttgart). Les images qui ont survécu traduisent bien le défi que pose cet opéra, notamment pour des théâtres à l'italienne (on n'ose imaginer par avance à quoi ressemblera la reprise de la production de Salzbourg à la Scala en 2014).

La problématique de la mise en scène des Soldats est assujettie à la prise en compte de l'espace scénique. Pour cette création salzbourgeoise, le Letton Alvis Hermanis a choisi d'occuper délibérément toute la scène de la Felsenreitschule, quitte à en faire le lieu réel de l'action en y introduisant un manège inlassable de chevaux et palefreniers. Ce premier degré référentiel dérange de prime abord – l'espace laissé libre se réduit au proscenium, obligeant les chanteurs à se déplacer sur une bande relativement étroite. Trois têtes de chevaux et l'inscription « Felsenreitschule » trônent au-dessus d'une galerie de verre qui sert à la fois de séparation et de support de projection (ombres chinoises ou photographies pornographiques qui datent le moment de l'action). Le lieu ainsi investi permet de contourner la difficulté imposée par le livret de représenter plusieurs secteurs en simultanéité spatio-temporelle. L'inconvénient, c'est de devoir utiliser l'éclairage pour séparer les différentes zones et contraindre le spectateur à saisir les scènes de groupe d'un bout à l'autre du plateau, sur une longueur d'une trentaine de mètres… Les musiciens du Philharmonique de Vienne occupent la totalité de la fosse tandis que, tout autour, de nombreux groupes de percussions et de jazz-combo créent une amplification acoustique à la masse formidable de l'orchestre. La profusion instrumentale est à l'image de cette œuvre « totale » qui joue la carte de la démesure non seulement musicale et théâtrale, mais aussi morale et psychologique.

Les personnages qui émergent de cette gangue de notes et de fracas exhibent leur veulerie et leur faiblesse. Alvis Hermanis a opté pour un univers référentiel qui renvoie à la Première Guerre mondiale, de manière assez diffuse puisque il n'est pas question de combats, d'armes ou de tranchées. La soldatesque est montrée dans toute la dimension quotidienne, ennuyeuse et traumatisante. La quête d'occupation, les besognes répétitives, sont parfaitement soulignées par ces chevaux qui tournent sans but. L'entretien des hommes et des bêtes rappelle inévitablement le modèle du soldat Wozzeck occupé à raser son capitaine et subissant des expériences médicales. Büchner fit d'ailleurs de Jakob Michael Reinhold Lenz le personnage principal d'un récit éponyme – qui inspirerait Wolfgang Rihm [lire notre chronique du 11 avril 2006] –, deux ans avant d'écrire son Woyzeck. La similitude Stolzius|Wozzeck et Mary|Marie n'a pas manqué d'attirer l'attention de Zimmermann.

La notion de temps sphérique, chère à Lenz et au compositeur, dans laquelle temps et espace sont mêlés dans une même unité de perception et de sensation (visuelle et acoustique), fait ici défaut. Les projections de films – pourtant dûment indiquées dans le livret – disparaissent, ainsi que la bande électronique amplifiant la montée magmatique de timbres et de rythmes dans la scène finale. C'est une part de la complexité d'écriture et de sensations qui s’efface – hélas – irrémédiablement.

La prédation sexuelle est l'élément auquel Hermanis accorde le plus d'importance. Lorsque Desportes fait sa cour à Mary, il en profite pour lacer son corset étroitement autour de sa taille comme une proie prisonnière. En arrière-plan, la masse des soldats voyeurs s’agglutine derrière des vitres, animaux venimeux et rats de laboratoire. L'onanisme barbare, l'exhibition et l'accouplement bestial sous le regard de tous dans une cabine aux parois de verre (merci Kupfer…) sont autant d'éléments que la mise en scène répète à l'envi, jusqu'à l'écœurement. Vraie trouvaille et moment de répit, le passage d'une équilibriste grimée en Mary, suspendue au-dessus du vide, magnifie de la plus belle manière la romanza de l'Acte III. On en retrouve le pendant scénique avec Mary titubant sur des bottes de paille, métaphore de son destin funeste. Peu de temps après l'entrevue avec la comtesse, autre image forte : Mary enceinte auréolée d'une guirlande de lampions rouges dans la cabine de verre, image profane et profanée d'une virginité maudite façon Otto Dix. Durant le prélude du IV, elle extirpe lentement la paille de son ventre qui tombe à terre tel un fœtus mort et monstrueux. Tant pis si la scène de l'empoisonnement de Desportes par Stolzius est bâclée et illisible, seule compte l'hypnotique danse démoniaque de Mary, agitant ses bras au rythme des tambours tandis que la note ré (symbole de la mort chez Zimmermann) s’évapore en un long decrescendo.

La présence d’Ingo Metzmacher à la tête des Wiener Philharmoniker est indéniablement la plus grande réussite de la soirée. Sous sa baguette, la fosse rejaillit en une infinité de débris de notes et de couleurs. Il manie comme personne la masse gigantesque de l'instrument sans jamais alourdir le propos et avec le souci constant de soutenir le plateau vocal. Une oreille avisée distinguera la violence un rien forcée de certains pupitres – la percussion dans l'introduction, loin du ritmo ferreo (rythme de fer) voulu par Zimmermann, ou les très sages saillies de cordes au Café d'Armentières. En cette première, la partition tombe encore trop précautionneusement sous les doigts des musiciens. Nul doute que les représentations suivantes permettront d'ajuster la sauvagerie des contours et l'urgence de la dramaturgie.

Sans surprise, la scénographie d'Hermanis réalise un compromis de grande qualité construit autour de la personnalité de Mary, excellemment interprétée par une Laura Aikin en état de grâce. Son incarnation de femme-enfant a le mérite de se différencier de Lulu de Berg, son autre rôle fétiche [lire notre entretien]. Les figures féminines sont traitées comme un kaléidoscope autour du personnage originel de Mary. Ariane Baumgartner est parfaite dans le costume de Charlotte, héroïne frustrée et velléitaire. Cornelia Kallisch et Renée Morloc – respectivement les mères de Wesener et de Stolzius – associent rigueur et présence scénique. Seule la comtesse de Gabriela Beňačková ne peut dissimuler une voix qui se dérobe dans les redoutables aigus de sa partie. Les soldats sont saisis comme les composants d'un même ensemble – ne parle-t-on pas de « corps d'armée » ? –, des corps libidineux dont la vraie nature se dévoile quand sont projetées des images médicales de malformations physiques qui viennent remplacer la désuète pornographie sépia.

Le Stolzius de Tomasz Konieczny [lire nos chroniques du 1er juin 2010 et du 6 octobre 2011] domine les débats d'une voix sans doute un rien trop rayonnante pour un personnage assujetti durant la quasi-totalité de l’opéra. Daniel Brenna assume le fiel lubrique de Desportes, jusqu'à déchirer littéralement ses aigus dans les spasmes de l'empoisonnement. Alfred Muff surprend son monde en portant à bout de bras un Wesener fort impressionnant.

La précision de l'écriture de Zimmermann sait mettre en valeur les voix et ne joue jamais à rebours de leur nature propre. Die Soldaten est la plus parfaite démonstration qu'un opéra « moderne » n'oublie pas la leçon des ouvrages qui le précèdent tout en transcendant le style et les moyens techniques d'un art du chant toujours renouvelé. Sans atteindre le degré de violence qu'on pouvait espérer, la représentation de l'œuvre au Festival de Salzbourg lui a assuré sa place parmi les grands chefs-d'œuvre du répertoire.

DV