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Chroniques
Die Soldaten | Les soldats
opéra de Bernd Alois Zimmermann
L’an dernier, le Salzburger Festspiele accueillait Les soldats de Zimmermann dans la production d'Alvis Hermanis [lire notre chronique du 20 août 2012]. Nous avions alors célébré le retour d'une œuvre scandaleusement oubliée par les directeurs de salle, en raison du coût estimé et de la politique de programmation. Malgré d'évidentes qualités, du côté de l'orchestre et des voix notamment, ce spectacle péchait par une représentation sous-dimensionnée de la violence que contient l’ouvrage. La proposition de Calixto Bieito fait voler en éclats toutes les réserves que nous exprimions alors. En créant un rapport de proximité aux limites du supportable, il impose de nouvelles références en terme de mise en scène. Non seulement ces Soldats bousculent tout ce qui nous a été donné de voir depuis bien longtemps mais on peut sans crainte affirmer qu'il s'agit là d'une typologie inédite qui, pour la première fois, fait percevoir cette œuvre à travers une dimension littéralement (et étymologiquement) monstrueuse.
C'est principalement en s'appropriant un espace a priori aux antipodes du projet de Zimmermann que Bieito fait sauter le verrou stratégique qui limitait les représentations dans des théâtres à l'italienne. L'Opéra de Zürich est une salle aux dimensions réduites, à la décoration désuète et charmante alternant putti grassouillets, stucs en pleins et déliés, etc. Rien d'étonnant de voir, dans les dernières mesures, l'Andalouse s'emparer d'une barre à mine et briser quelques-uns de ces angelots (il s'agit de faux, les actionnaires de l'Opernhaus peuvent dormir tranquille). Ce spectacle « total » agit par convulsion, comme si l'œuvre était métaphorisée en un immense espace-corps tentant de se dégager du confinement qui menace de l'étouffer. En pensant spatialement le rapport de l'œuvre à la scène, Bieito relie entre elles toutes les dimensions nécessaires à la représentation des Soldaten : l'espace scénique renvoie logiquement à l'espace sonore, lequel s'ouvre sur un espace mental et temporel.
On a assez dit combien la notion de temps « sphérique » était importante, autant chez Zimmermann que dans la pièce de Jakob Lenz. La simultanéité des actions est rendue accessible grâce à l'éclatement de la dramaturgie classique et notamment de la règle des cinq unités. L'intrication des différents espaces qui résulte de cet éclatement crée une zone mobile et complexe qui se concentre ici, alors qu'elle était en perpétuelle expansion dans la Felsenreitschule. Bieito installe l'orchestre directement sur des échafaudages placés sur scène, là même où Harry Kupfer disposait chœurs et solistes, il y a près de vingt ans. Recouverte, la fosse sert d'immense proscenium s'avançant jusqu'aux premiers rangs. Ce faisant, l'œuvre prend littéralement possession du lieu. La laideur des tréteaux et des échafaudages industriels jure avec le simili rococo d'une bonbonnière prise d'assaut – un viol architectural, pour ainsi dire. On peut sans peine imaginer en pendant idéal de l'Opernhaus de Zurich la Komische Oper de Berlin lors de la reprise du spectacle en juin. Au même titre que la salle, les musiciens font partie intégrante du décor ; tous portent des treillis militaires (y compris le chef), ce qui en fait le prolongement des « soldats » du plateau. Les trois figures féminines évoluent dans cet univers agressif de bottes et d'uniformes, signalant d'emblée leur rang social et sexuel.
L'introduction éclate en un violent chromatisme fortissimo qui saisit frontalement. La foule des protagonistes émerge du fond de la scène, au rythme brutal de la scansion des timbales. Sur le plan acoustique, la disposition inhabituelle de l'orchestre amoindrit l'impact de ces accords marqués « in ritmo ferreo » (sur un rythme de fer). L'impression que le son passe au-dessus de nous disparaît dès les premières notes chantées. La trame citationnelle très complexe (mêlant chorals de Bach et thèmes de jazz) ne se surexpose pas aux interventions du plateau vocal, ce qui rétablit au passage un équilibre dynamique voulu par Zimmermann.
Le chef tournant le dos aux chanteurs, le dispositif fait appel à plusieurs écrans de contrôle placés latéralement – un second chef assistant est placé juste devant la scène pour donner les départs et doubler la battue du chef principal. À plusieurs reprises, des groupes de percussions font irruption sur scène, sur des plateaux mobiles. L'étroitesse du plateau contraint les déplacements à s'effectuer frontalement depuis l'arrière vers l'avant, ou bien latéralement par des échelles ou des portes dérobées. Cet espace peu commode s'accompagne d'une utilisation particulièrement élaborée des éclairages (Frank Evin). Tantôt de violents projecteurs placés à l'arrière découpent les silhouettes en contre-jour, tantôt la lumière jaillit des côtés pour détailler un élément dans l'enchevêtrement des scènes de groupe. Le public est constamment aux prises avec ce théâtre sanglant qui s'adresse à lui sur le ton de la menace et le contraint à participer directement, au même titre qu'un acteur. Cet effacement des distances crée les conditions idéales d'une œuvre d'art totale, véritable aboutissement du Sturm und Drang (plus proche, en l'occurrence, de la définition jusqu'au-boutiste de Lenz que de celle de Goethe).
La vision de Bieito annule les frontières entre acteurs, musiciens, chanteurs, public. Elle place la musique de Zimmermann à l'intersection des dimensions sociales et politiques. Contrairement à ce que certains lui reprochent souvent, il ne s'agit pas ici d'une provocation mais d'une violence assumée qui donne un ton juste et vrai à cet opéra [lire notre chronique du 30 juillet 2013]. Si l'utilisation des images rythme la représentation, cette omniprésence ne sature pas pour autant l'espace et la réflexion. Plusieurs références cinématographiques, facilement repérables – A Clockwork Orange de Kubrick (1971) ou Carrie de Brian de Palma (1976) –, viennent enrichir la scénographie, au même titre que la formidable direction d'acteurs. Bieito puise dans un terreau intellectuel diversifié qui sollicite en permanence affect et intellect. Son imaginaire fait de la soldatesque une masse intemporelle de gradés et de criminels, cocktail incontrôlable de psychopathes hyper-violents. L'absence de repères historiques fait penser indistinctement à une junte militaire, aux tortionnaires de Pinochet ou aux soldats américains torturant des prisonniers en Irak… La multiplicité des corps se fond en une immense symbiose animale sentant le sperme, la sueur et l'alcool. Ces corps à corps roulent dans la boue et le sang, à quelques centimètres des premiers rangs ; on est vraiment très loin des gentils doux-dingues d'Hermanis se masturbant derrière les vitres comme des obsédés reptiliens dans un aquarium.
Morbidité, dérangement psychologique et prédation demeurent les seuls éléments de communication entre les protagonistes. La progression dramaturgique est soulignée au moyen d'un jeu d'images à la gradation particulièrement élaborée. La première, qui accueille les spectateurs, représente le doux visage d'une enfant que l'on devine être Marie petite mais qui pourrait tout autant représenter la figure de l'innocence bientôt bafouée. Au début du troisième acte, c'est le cadavre d'un rat filmé en gros plan, dans un état de décomposition avancée et grouillant de vermine. Dans la dernière scène enfin, l'enfant gît, un filet de sang à sa bouche qui se confond avec la maladroite tentative du premier rouge à lèvres. Ces images fixes renforcent un final qui tient de l'exécution et de l'humiliation – choc visuel d'une violence insoutenable, en forme d'expérience-limite qui plonge dans un malaise profond : quasi-nue et tremblante Marie se tient les bras en croix, souillée par un seau de sang. Impossible de se défaire de cette dernière image, d'une force inouïe et magnifiée par le déchaînement sonore de la bande électronique.
La performance de Susanne Elmark (Marie) justifierait à elle seule qu’au titre de l'opéra l'on substitue le nom de sa principale protagoniste. D’une présence à la fois bouleversante et traumatisante, le personnage protéiforme alterne entre poupée Barbie et femme adulte, objet de désir sexuel et de répulsion, à la fois victime et bourreau. Son registre colorature impose un format étonnamment léger pour un rôle d'ordinaire dévolu à des voix plus lyriques. Elle module ses intonations tantôt en ricanements d'adolescente, tantôt en cris d'effroi. Une inoubliable performance.
Pour le metteur en scène, la Charlotte de Julia Riley est l'occasion de travailler la relation ambiguë entre les deux sœurs. Moins versatile, le mezzo anglais incarne, par la couleur assez sombre de son timbre, un personnage falot qui finira martyrisé dans un macabre final digne du Salò de Pasolini (1976). Noëmi Nadelmann fait de la Comtesse de La Roche la figure centrale d'une domination féminine perverse qu'on peut imaginer comme la conséquence d'un passé stigmatisé. Dans les mélismes étirés du trio qui conclut le troisième acte, elle mêle avec maestria les tensions hystériques aux répliques suppliantes des deux sœurs. Avec des moyens toujours impressionnants, Hanna Schwarz campe une mère de Stolzius à la fois castratrice et délirante. L'ambitus est moins agile qu'il le faudrait, mais l'incarnation reste franche et souveraine. Cette galerie de figures féminines se referme sur la courte et saisissante apparition de Cornelia Kallisch (Vieille mère de Wesener). Grimé en déprimée psychotique, le contralto réitère la performance de Salzbourg, avec une manière très réaliste de prononcer des mots qui semblent échapper à la pensée consciente.
Du côté des voix masculines, les débats sont menés par le Wesener abyssal et sonore de Pavel Daniluk et par le Stolzius de Michael Kraus, parfaite incarnation du fils soumis et suicidaire. La complexité de l'écriture vocale est parfaitement maîtrisée par ces deux chanteurs à la technique et à l'expression exemplaires. Du chœur des soldats émergent les figures de Mary (Oliver Widmer, modèle de veulerie et de cruauté), Desportes (Peter Hoare en séducteur pervers, avec sa tessiture de ténor aigu) et Eisenhardt (Cheyne Davidson, Heldenbariton d’aumônier égaré parmi les soudards). L'ensemble des choristes et des acteurs, dont l'Andalouse de Beate Vollack, mérite des éloges sincères et appuyés.
Saluons enfin le Zürcher Oper Orchester, parfait d'engagement et de virtuosité sous la baguette de Marc Albrecht. La masse instrumentale ne couvre jamais les interventions solistes qui font se multiplier les ricochets autour de la trame principale. Dans les scènes de groupes, comme celle du café d'Armentières, les cordes brillent d'un éclat interlope et glaçant qui contraste avec le déchaînement des cuivres. Le finale est transfiguré par l'utilisation de la bande électronique – cruellement absente dans la version Metzmacher de Salzbourg. Le froissement des lignes instrumentales est progressivement broyé par le crescendo qui s'élève et retombe jusqu'au silence complet. On se prend tout naturellement à rêver d'une captation officielle de cette production, sans la garantie qu'un support enregistré pourrait en rendre le centième du flux émotionnel.
DV