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Chroniques
Die Soldaten | Les soldats
opéra de Bernd Alois Zimmermann
Certains spectacles laissent une impression considérablement plus forte que d’autres. C’était le cas d’Al gran sole carico d’amore de Luigi Nono, vu à Hanovre il y a deux ans [lire notre chronique du 9 mai 2004], comme pour ces Soldats que produit la Ruhrtriennale. Né durant la dernière année de la Grande Guerre, Bernd Alois Zimmermann fut soldat pendant la suivante, ce qui dit assez la puissante imprégnation de ces temps difficiles sur le compositeur. Vers la quarantaine, il se penche sur la pièce de Lenz qui, pour se dérouler au XVIIIe siècle, parle de la violence ordinaire du monde armé, en tant de conflit comme lorsque règne la paix. Le fil conducteur ? « Soldaten sind Mörder », comme l’écrivit le satiriste berlinois Tucholsky. Est-ce tout ? Conséquence directe de l’appât du gain dans la société bourgeoise industrialisée qui précède la naissance du musicien, l’armée protège la classe dominante, une critique politique évidente traverse donc cette œuvre.
L’on n’en finirait plus d’énumérer les raisons qui justifièrent le refus de Die Soldaten par plusieurs maisons d’opéra, à commencer par la Kölner Opernhaus qui en était pourtant le commanditaire. Outre la distribution pléthorique qu’il convoque, l’ouvrage multiplie les difficultés et les coûts. Mais surtout, l’écriture explose les dimensions du genre, en menant des actions simultanées comme en superposant les événements musicaux. Tout en requérant de grands moyens, cette comédie amère (c’est ainsi que l’auteur lui-même la définissait) exige une virtuose technicité à tous les niveaux – chanteurs, instrumentistes, chef, metteur en scène, scénographe, etc. Peut-être n’est-il pas exagéré de considérer que virtuosité comparable soit également nécessaire au public qui n’a que deux alternatives : aiguiser ses sens pour n’en rien laisser perdre, par un laborieux effort de concentration de chaque instant, ou, au contraire, ouvrir ses sens jusqu’à l’acuité poétique, dans une démarche inverse tenant de l’héroïque innocence. Ainsi les interprètes des années soixante approchèrent-ils la partition à reculons – une pétition fut signée par les musiciens de l’orchestre pour l’annulation de la première à Cologne, en 1965 ! –, quand les directeurs de théâtres craignirent un désarroi tel qu’il en désertât les salles. Enfin joué, grâce à une révision considérable du matériel par Zimmermann (la version d’origine aurait convoqué sept chefs d’orchestre…), Die Soldaten déplut aux gardiens du temple de la modernité, en ce qu’il colorait la rigueur sérielle d’une hétérogénéité soufrée comme l’hérésie. Malgré la prudence de la mise en scène (pas d’explosion atomique du final, pas de viol collectif joué sur scène, etc.), la création fit scandale.
Die Soldaten fit couler beaucoup d’encre sans être toutefois joué en proportion. Il lui fallut près de trois décennies pour grimper sur la scène de l’Opéra national de Paris, et encore fut-ce à l’occasion d’une tournée de l’Opéra de Stuttgart (production d’Harry Kupfer) – il ne s’agissait donc pas d’une entrée au répertoire. Donné à Cologne, Düsseldorf, Francfort, Hambourg, Kassel, Munich, Nuremberg et Stuttgart, il lui semble difficile de sortir du paysage lyrique allemand. Et soudain, en 1982, l’événement : la première étasunienne à Boston. Londres s’aligne en 1996. Paris demeure muette…
Monter Die Soldaten dans cette usine désaffectée est un véritable trait de génie ! Dans l’espace informel et largement modulable de la Jahrhunderthalle de Bochum, la déroutante singularité des dimensions de l’œuvre n’est plus une contrainte insurmontable. La monumentalité des scènes superposées et du recourt à plusieurs groupes orchestraux, comme des impressionnantes percussions, trouve ici le lieu idéal, de même que l’esthétique du collage postmoderne (jazz, baroque, etc.) ne sature pas la perception de l’auditeur. D’un point de vue plus global, en écho du propos qu’avance notrepremier paragraphe, un geste fort réside dans le fait de la programmer dans une friche industrielle – un hommage à la multitude ouvrière qui souffrit pour la fortune d’une poignée de nantis.
David Pountney utilise une longue passerelle (près de cent mètres !) pour les scènes individuelles, autour de laquelle se déplacent les gradins, ce qui offre au spectateur une perspective sans cesse évolutive. Il construit une mise en scène formidablement architecturée qui permet de représenter tous les lieux de l’action. La lubricité des soldats s’y masque de groins et d’oreilles de porc non par hypocrisie : c’est une augmentation du jeu érotique par un simulacre presque enfantin de tendance surréaliste qui glace le viol d’un quasi-consentement aveugle, ce qui n’induit en rien une atténuation de la brutalité générale, essentielle. L’incroyable moment du bain des officiers devisant sur la morale des femmes répond à l’exubérante débauche des jeunes subalternes entre eux, d’un homoérotisme torride. La fluidité dramatique imaginée par le compositeur, avec ses flashbacks et ses mises en regard, est brillamment réalisée par le dispositif ingénieux conçu par Robert Innes Hopkins. Marie-Jeanne Lecca ne limite pas la vêture au XVIIIe siècle de Lenz : la tradition militaire des empires européens croise vertigineusement le froufrou sexuel et marchand, jusqu’aux tenues bien reconnaissables de l’Allemagne nazie. Chorégraphiées par Beate Vollack, les mouvements d’ensemble confèrent à plus de deux heures échevelées d’opéra une geste insaisissable et fascinante. Loin de se contenter de ces riches ingrédients, Pountney a minutieusement soigné la direction d’acteurs jusqu’à dresser une fresque humaine qui force l’admiration.
Avec un engagement incomparable, les chanteurs défendent ardemment cette entreprise. Lorsqu’on pense à la difficulté des rôles, à la densité dramatique de l’ouvrage, à sa coordination problématique, le niveau vocal de cette représentation tient du miracle. À commencer par la Marie de Claudia Barainsky avec son colorature fulgurant où elle ménage une diction exemplaire. De la candeur à l’espoir et du rêve à la dépravation, la honte et la mort, le chemin du personnage est rendu bouleversant par une incarnation à fleur de peau. Katharina Peetz livre une Charlotte envoûtante. La mère de Stolzius est confiée à l’autorité évidente de Kathryn Harries. Le baryton-basse Claudio Otelli est donc ici le brave amoureux désespéré qui tente l’impossible : la ferveur du timbre fait merveille dans le rôle. Le ténor arrogant de Peter Hoare fonctionne parfaitement pour Desportes. L’on n’en finirait pas de congratuler toute l’équipe… citons tout-de-même les excellents Frode Olsen, Andreas Conrad et Jochen Schmeckenbecher.
Au pupitre des vaillants Bochumer Sinfoniker, placés en plusieurs sections à différents endroits de la Jahrhunderthalle – une circonstance qui vient encercler de sons le public –, Steven Sloane parvient, grâce à une extrême souplesse d’exécution, à servir aussi bien les effets de masse, la terreur percussive et les îlots lyriques de cet opéra inclassable. Une sensualité inattendue surgit du fascinant chaos, à d’autres moments c’est une scansion clairement pornographique. Ces accalmies ne perdent jamais en tension, jusqu’à l’apocalypse conclusive. Adieu, Marie, des garçons les dettes resteront impayées… C’est une chance inouïe que d’avoir pu assister à cette représentation. Tous les compositeurs d’aujourd’hui, une grande partie des mélomanes immergés dans ce que le ferment contemporain, enfin la critique éclairée, tous connaissent Die Soldaten, mais combien l’ont-ils vu ? Dans cette sixième année du siècle nouveau, l’on se prend à rêver que ce XXIème soit marqué par l’inscription de cette œuvre au répertoire des grandes maisons. La qualité de la présente réalisation autorise un tel optimisme !
BB