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Chroniques
Die Soldaten | Les soldats
opéra de Bernd Alois Zimmermann
Depuis le 12 mars, le Staatstheater de Nuremberg affiche le fameux opéra terrible de la seconde moitié du XXe siècle, dans une nouvelle mise en scène. La troisième représentation des Soldats s’est aussi donnée le 20, cent ans jour pour jour après la naissance du compositeur dans une bourgade ouvrière située à quarante kilomètres au sud de Cologne. Depuis le 23 septembre, cette ville, où l’ouvrage a été créé en février 1965, célèbre l’enfant du pays avec trois symposiums, un colloque et une quinzaine de concerts de saison qui font côtoyer ses œuvres, celles de ses contemporains et des créations de musiciens d’aujourd’hui (à la Kölner Philharmonie, jusqu’au 23 juin). La cité bavaroise, quant à elle, connut Die Soldaten de Bernd Alois Zimmermann en 1974. Depuis, on ne l’y a pas rejoué.
À son septième et dernier soir, nous découvrons une production bien rôdée.
Pour commencer, les chanteurs surprennent par la précision technique, l’engagement théâtral et même, pour certains, la musicalité. Bravo au jeune ténor Martin Platz qui prête un instrument vaillant au Jeune Comte, au Munichois Ludwig Mittelhammer, baryton bien distribué en Mary, à Hans Kittelmann (ténor) pour son Pirzel piquant et au Biélorusse Alexey Birkus, excellente basse noble qui impressionne en Obrist. Solgerd Isalv, mezzo-soprano souple et comédienne innée, livre une Charlotte qu’on n’oublie pas. Après son incarnation très remarquée à Zurich il y a un moment déjà, le soprano danois Susanne Elmark retrouve le rôle écrasant de Marie. Elle paraît enjamber sans difficulté cette partie redoutable ! Voilà le fruit d’un travail méticuleux et de sa passion pour l’œuvre [lire notre entretien]. Trois hommes se montrent déterminants dans leurs interventions parfaitement maîtrisées : le baryton-basse Tilmann Rönnebeck en très robuste Wesener [lire nos chroniques du 23 août 2017 et du 24 janvier 2015], le lumineux Desporte d’Uwe Stickert, génial de lyrisme et fou de désir [lire notre chronique du 8 juin 2013], enfin Jochen Kupfer, baryton sûr et nuancé avec subtilité pour un bon Stolzius, qui bouleverse [lire nos chroniques du 1er juin 2015 et du 15 octobre 2017].
Plutôt que de s’agripper au titre, Peter Konwitschny s’intéresse principalement à la barbarie ordinaire, celle que pourrait commettre Monsieur Tout-le-monde. N’y a-t-il pas du soldat en chacun de nous ? Voilà pourquoi les innocentes brutes montrées par sa mise en scène ne portent pas l’uniforme. En installant le public sur la scène pour le dernier acte, il insiste sur le potentiel négatif du groupe : personne ne peut être tenu pour responsable de quelque atrocité lorsque tous y participent. Ce choix est beaucoup plus dérangeant qu’un dispositif architectural sophistiqué ou qu’une succession de gestes violents d’où giclent des litres d’hémoglobine ! Au XXIe siècle, alors qu’une armée d’appelés n’existe plus dans les pays d’Europe, la brutalité à l’égard des femmes est-elle plus rare ? Il faudrait consulter la statistique pour s’en assurer… Le plus dur est indéniablement l’humour bon enfant des oppresseurs, ce naturel amusé à faire mal, gratuitement.
Selon son habitude, Konwitschny – à plus de soixante-dix ans, son insatiable esprit critique ne démord pas [lire nos chroniques de ses lectures de La Juive, Der fliegende Holländer, Parsifal, Peer Gynt, Al gran sole carico d’amore et Tristan und Isolde] ! – renouvèle l’approche de l’œuvre, loin des clichés. Avec son esprit aiguisé et sa connaissance de la pièce originale de Lenz, pas besoin de secouer des bretelles [lire notre chronique de la version Hermanis], de tabasser les gourgandines dans des excréments [lire notre recension de la version Bieito] ou de violenter le public avec les oripeaux d’une anticipation néonazie [lire celle de la version Kriegenburg] : des moyens simples mais profondément déstabilisants servent ici le théâtre des Soldats, avec cette inventivité royale qui fait les grandes signatures [lire nos articles sur les versions Pountney, Decker et Barkhatov].
Une petite réserve, pourtant. Si les artistes du Chor des Staatstheater Nürnberg, fermement menés par Tarmo Vaask, emportent l’adhésion haut la main par des interventions d’une efficacité superlative, la direction musicale de Marcus Bosch (le patron de la maison) privilégie les inserts de jazz et le fort impact des percussions sur le reste du tissu orchestral. Est-ce dû en partie à l’acoustique normale du théâtre, peu compatible avec le gros outillage auquel Zimmermann a recourt ? En convenir serait donner raison à ses détracteurs des années soixante. Il faut donc reconnaître un déséquilibre de l’interprétation qui a couvert une partie de la partition. Nous découvrirons la semaine prochaine comment un chef français aborde die Soldaten.
HK