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Die Stadt ohne Juden | La ville sans Juifs
film d’Hans Karl Breslauer – musique d’Olga Neuwirth
Souvent créateur d’œuvres d’Olga Neuwirth, l’Ensemble Intercontemporain propose deux rendez-vous avec la musique de l’Autrichienne. Outre le Grand Soir de samedi durant lequel elle jouera Hommage à Klaus Nomi (1998), Hooloomooloo (1997) et, en première française, Aello (2017), la formation parisienne présente aujourd’hui Die Stadt ohne Juden conçu l’an dernier pour soutenir le film éponyme d’Hans Karl Breslauer. Pour avoir récemment apprécié sa capacité d’immersion dans un film, grâce à l’opéra qu’elle adapta en 2002 du Lost Highway de David Lynch [lire notre chronique du 12 septembre 2018], on imagine aisément le travail minutieux d’analyse effectué par Neuwirth sur cette œuvre de 1924 pour rendre nécessaire et évidente son appropriation nouvelle. Le résultat est véritablement prodigieux. Ainsi de cette sonorité extatique, où l’électronique se conjugue aux instruments acoustiques, qui illustre dès l’abord la première scène de synagogue, sur le mouvement un tantinet instable de la caméra – à peine perceptible, ce geste quasi dansé de l’image est systématique dès qu’est montré le temple. Identifiée d’emblée comme la portée de la prière de l’innocent sacrifié par la bêtise, elle sera le fil conducteur céleste, pour ainsi dire, de la projection, de plus en plus présent à mesure que les goyim s’effondrent économiquement en l’absence des Juifs qu’ils ont chassés. Le tutti, constitué d’une dizaine de musiciens – clarinette (avec basse et contrebasse), saxophone (soprano et ténor), trompette, trombone, percussion, clavier numérique, guitare électrique, alto et violoncelle – s’ébranle avec la rue, en un temps où « la politique est à la cruauté », pour paraphraser le carton. Par-delà quelques inserts littéraux (musique de bal, mélodie klezmer, etc.) et certaines allusions assez drôles, comme la citation parodique d’Also sprach Zarathustra (Strauss) pendant le discours du Chancelier devant l’Assemblé nationale, le travail de la compositrice s’élève dessus le matériau visuel qu’elle recrée plutôt qu’elle accompagne.
À l’origine, un roman d’Otto Bettauer, paru en 1922. Die Stadt ohne Juden affiche une franchise déroutante à l’égard des « porteurs de croix gammée » et un humour volontiers provocateur. Le peuple de Vienne manifeste devant le Parlement auquel il réclame le « droit à l’emploi » et des « salaires décents ». Le mouvement se radicalise jusqu’à désigner les Juifs comme seuls responsable de la banqueroute du pays. Alors qu’il ne sait comment remédier au problème économique et social de l’État, le Chancelier cède à la vindicte populaire en promulguant une loi d’expulsion : tous les Juifs devront avoir quitté la ville pour la Noël. Tandis que les plus fortunés prennent le train, les autres entament à pied ce nouvel exode. La liesse ne dure pas longtemps : Budapest, Prague et Paris profitent des savoir-faire brutalement exportés, l’inflation augmente, le déclin autrichien s’accélère et la misère s’installe. Toute vie mondaine disparaît bientôt, les aryens s’ennuient dans une existence fanée, dépourvue de fantaisie et de chic, dominée par la bière et les tenues tyroliennes. C’est le temps pour Leo, le promis de Lotte, fille d’un député, de revenir clandestinement sous le nom d’Henri Dufresne. Fin stratège, motivé par sa fougue amoureuse, il profite du désarroi des foules pour fomenter une petite révolution, via le placardage de pamphlets, signés La ligue des chrétiens véritables, qui visent d’abord la gouvernance désastreuse du Chancelier, puis exigent clairement l’abrogation de la loi d’expulsion et le retour des Juifs. Par divers stratagèmes assez savoureux, il parvient au but, jusqu’à l’internement du plus virulent antisémite du Parlement à Steinhof, la grande cité psychiatrique construite par Otto Wagner dans le sud-ouest de Vienne en 1907. L’affaire se conclut par le retour à une cohabitation entre les peuples et par les noces de Lotte et Leo, bien sûr.
Futur camarade de classe de Karl Kraus, l’agitateur du fameux Flambeau (Die Fackel, parution à partir de 1899), Otto Bettauer est né juif en 1872. Une vingtaine d’années plus tard, il se convertit au protestantisme et s’engage dans l’armée dont il déserte rapidement, s’enfuyant avec sa mère à Zurich. Il part à New York après la faillite du banquier auquel il avait confié la gestion de tout le patrimoine hérité de ses parents. N’ayant pu atteindre son but de fortune et de reconnaissance, il se fixe ensuite à Berlin où il se fait un nom comme journaliste féru de scandales. Après plusieurs condamnations, Bettauer n’est assurément pas un personnage aimé des Berlinois bien-pensants. En 1904, il retourne de l’autre côté de l’Atlantique avec sa troisième compagne et parvient à vivre de ses feuilletons dans les publications du magnat de la presse américaine, William Randolph Hearst. Cette expérience lui vaudra le ton sans concession adopté par ses romans à venir. Cinq ans plus tard, à la faveur d’une amnistie autrichienne, il regagne Vienne qui lui demeurait interdite (suite à sa désertion). Après la guerre, son activité bat son plein : paraissent chaque année plusieurs romans à succès, imprégnés de critique sociale et abordant la criminalité liée à la misère. En 1922, l’un d’entre eux, La ville sans Juifs, devient un bestseller qu’Alfred Rosenberg, l’un des théoriciens du national-socialisme (pendu à Nuremberg en 1946) tient pour de la « propagande juive ». Au même moment, l’auteur, qui déjà s’exprimait sans ambages sur l’actualité politique dans plusieurs journaux, lance Er und Sie – Wochenblatt für Lebenskultur und Erotik (Lui et elle, hebdomadaire de la culture pour la vie et l’érotisme), militant pour le divorce, l’amour libre, l’avortement et la dépénalisation de l’homosexualité. Les procès reprennent donc, contre cette parution que le clergé et la bonne société ne supportent pas – pour atteinte aux bonnes mœurs, pornographie, etc. – tandis que le septième art s’empare de plusieurs de ses romans. Dans son bureau de la Lange Gasse, au cœur de Josefstadt surgit, le 10 mars 1925, un jeune chômeur qui tire cinq balles sur Bettauer, immédiatement transporté à l’hôpital où il s’éteint deux semaines plus tard. Arrêté, le meurtrier s’appelle Otto Rothstock : il est membre du NSDAP et revendique fièrement son acte que la presse nationaliste porte en exemple de patriotisme. Considéré comme malade mental par la justice, il vit quelques mois en asile d’aliénés et retrouve une vie normale dès 1927 sans avoir à répondre ultérieurement de cette mort.
« Entre nous soit dit, Sion, non, vraiment, très peu pour moi ! Rien que des Juifs, c’est impensable ! », dit l’un des concernés par la loi d’expulsion (traduction de Dominique Autrand, Éditions Balland, 1983), bel exemple de l’humour délicieux de Bettauer dont le roman est traversé de bout en bout, que ne partage guère la film de Breslauer. De même reste-t-il discret en situant l’action dans la république d’Utopia et en ne faisant aucune allusion au « petit gars à croix gammée ». Il abandonne aussi l’épisode du secrétaire de mairie qui infiltre le mouvement progressiste in loco, rendant compréhensible et crédible la manœuvre politique qui permet le retour des exilés. En revanche, la version cinématographique met l’accent sur le piété des Juifs, trop occupés à prier pour percevoir la menace qui pèse sur leur destin. Moins de vingt ans après la parution du film (qui fit un flop comparé au livre), d’autres trains partiraient, vers nulle part : il n’est pas possible, pour le spectateur d’aujourd’hui, de comprendre autrement les images de départ vues ce soir. Quelques moments sont plus forts que d’autres, comme ce vieil homme qui emporte dans un fichu un peu de terre du pays, sur la route enneigée, ou le député Krötzl enfermé dans un décor anguleux alla Kirchner où le taraude l’idée fixe via la vision du double-triangle de Salomon. Happy end, aussi, pour la bobine elle-même, puisqu’à l’automne 2015 copie en fut retrouvée aux puces de Paris, venant compléter les fragments récupérés auparavant à Amsterdam ! Un grand travail de restauration s’en est suivi, effectué par Filmarchiv Austria, jusqu’à la projection du film au complet, à Vienne, en mars 2018, et à la création mondiale de la partition d’Olga Neuwirth, en novembre, dans le cadre du festival Wien Modern, subtilement servie ce soir par les solistes de l’EIC sous la direction de Matthias Pintscher.
« Quand j’ai mangé, il faut toujours que je prenne mon bicarbonate pour lutter contre ces satanées aigreurs d’estomac. Mais si je n’avais pas d’aigreurs d’estomac, je ne pourrais plus rien digérer du tout et je serais condamné à crever. Eh bien vous savez, l’antisémitisme, c’était le bicarbonate pour lutter contre les Juifs, pour empêcher qu’ils ne deviennent trop encombrants. Aujourd’hui, nous n’avons plus d’aigreur d’estomac, je veux dire plus de Juifs, il ne nous reste que le bicarbonate et je crois bien que nous allons en crever ! » : avec cet extrait du roman, terminons par le sourire.
BB