Chroniques

par bertrand bolognesi

Die tote Stadt | La ville morte
opéra de Erich Wolfgang Korngold

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 9 octobre 2009
d'après Rodenbach, l'opra Die tote Stadt de Korngold, pour la 1e fois à Bastille
© wiener staatsoper | axel zeininger

Dans une production de la Staatsoper de Vienne, vue également à Salzbourg et Barcelone, le plus fameux des cinq opéras d’Erich Wolfgang Korngold, Die tote Stadt, d’après Bruges la morte, le roman de George Rodenbach (1892), fait son entrée au répertoire de l’Opéra national de Paris qui, décidément, ne cesse de s’enrichir, ces dernières années. L’événement est de taille, tant rare demeure l’ouvrage, malgré sa relative célébrité. Osera-t-on rêver de voir un jour le fascinant Wunder der Heliane de 1926 [lire notre critique du CD], sur la scène de Bastille ou ailleurs ? Peut-on espérer que soient montés en France les opéras de Franz Schreker, à peine présents sur la scène allemande ? Le vœu n’en paraîtra pas vain lorsqu’on se souvient dans quel mépris fut longtemps tenue l’œuvre d’un Zemlinsky, aujourd’hui régulièrement jouée.

Ne se contentant pas de révéler Die tote Stadt à son public, la maison en accompagne la série de représentations d’une exposition tant passionnante qu’éclairante, intitulée Erich Wolfgang Korngold, une épopée de Vienne à Hollywood – visible jusqu’au 5 novembre dans les divers espaces ouverts aux spectateurs –, et d’une intégrale de la musique de chambre du Viennois, donnée en quatre concerts à l’Amphithéâtre (le cycle, initié les 6 et 8, se poursuivra les 23 octobre et 5 novembre). Ce n’est pas négligeable si l’on constate le peu d’occasion d’entendre la production du compositeur dont, au mieux, est de temps à autre joué le Concerto pour violon. Aussi en profitons-nous pour signaler à nos lecteurs que la Symphonie Op.40, contemporaine de Déserts de Varèse, sera donnée par l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg en mars prochain, et qu’une nouvelle mise en scène de Die tote Stadt, signé Philippe Himmelmann, est prévue au printemps (du 9 au 18 mai) à Nancy (Opéra national de Lorraine).

Créé simultanément à Hambourg et Cologne, en décembre 1920, Die tote Stadt affirme une facture post-wagnérienne bien de son époque, évoluant en des moires et chatoiements à mi-chemin entre Puccini et Mahler et, à plus d’un titre, proche de la manière de Richard Strauss. Si les embryons de danse y trouvent des résolutions aujourd’hui rendues familières par ce dernier, rappelons que son Rosenkavalier est un cadet de cinq ans, sans parler du dernier air de Paul, véritable letztes Lied avant l’heure des bien connus pour tels (1948), tant pour le chant que pour l’orchestre. Pourtant, l’héritage wagnérien est omniprésent, si discret qu’il soit, à travers l’emploi non pas de leitmotive à proprement parler mais bien plutôt de ce qu’Alban Berg appelait exactement dans les mêmes années (celles de la composition de Wozzeck de 1917 à 1922) motifs de la mémoire – Erinneringsmotive (plus évidents encore dans sa Lulu). Ainsi débarrassés de leur éventuel côté carte de visite (le mot est de Debussy), ces motifs conduisent subtilement l’écoute dans la dramaturgie.

La fidélité de Nicolas Joel à certains artistes nous vaut de retrouver ce soir Pinchas Steinberg à la tête d’un Orchestre de l’Opéra national de Paris en grande forme. Si l’on se rappelle un Tristan de grande classe et, surtout, une magnifique Frau ohne Schatten dans la fosse du Capitole [lire nos chroniques du 6 octobre 2006 et du 8 mars 2007], rien d’étonnant à ce qu’on ne perde rien des complexes parfums de la partition, goûtée pupitralement jusqu’en ses moindres détails. Mariant puissance et délicatesse, grâce à une réalisation exemplaire de chaque trait solistique et à une vision d’ensemble d’une extrême pertinence dramatique, c’est un grand souffle que le chef offre à Die tote Stadt.

D’un naturel chargé, l’écriture d’orchestre de Korngold n’a pas dérogé à ce qui la caractérise lorsqu’il composa pour le théâtre. Aussi l’équilibre entre la fosse et le plateau n’est-il pas des plus aisés, il faut bien le dire. Et si Pinchas Steinberg s’ingénie à servir les chanteurs, il n’est pas possible de faire sonner plus bas l’orchestre sans mutiler l’œuvre. Aux chanteurs de s’adapter, donc ! Fort heureusement, la distribution fut faite en toute connaissance de cause, comme en témoignent le Victorin avantageusement projeté d’Alain Gabriel, le phrasé toujours puissamment nourri de Doris Lamprecht en Brigitta, l’indiscutable format du Frank (également Fritz dans les rêves) de Stéphane Degout au chant toujours élégant, et, bien sûr, l’excellente Marietta de Ricarda Merbeth : immense, tout simplement. Avec le timbre clair et l’art infiniment nuancé qu’on lui connaît, Robert Dean Smith sert parfaitement Paul dans cette mise en scène ; il nous faudra cependant avouer que l’opulence de la fosse faitpâlir une prestation par ailleurs honorable qui n’a peut-être pas exactement les moyens du rôle – rien qui efface celle de Torsten Kerl, il y a quelques années au Châtelet (production de Strasbourg).

Sans nier certains aspects qui tendent à rapprocher l’intrigue du mythe orphique, Willy Decker opère une brillante métaphore psychanalytique en guise de mise en scène. Concentrée dans l’appartement de Paul, l’action ne le confronte qu’à cet extérieur bon à révéler l’intime, introspection spectrale, pourrait-on dire, même si elle est simple (peut-être même justement à cause de cela). Ce n’est pas Marie que cherche le veuf, mais ce type-là de femmes que déjà il avait cherché et trouvé en elle. Dans l’attrait pour Marietta, que Marie soit morte n’a d’importance qu’à souligner plus certainement la morbidité intrinsèque de la fixation érotique. Paradoxe classique : le fantasme définit le cadre du jouir qu’il empêche dans le même temps, la lutte avec le souvenir de la morte s’y avérant entièrement régi par les besoins du Narcisse. Plutôt que de montrer Paul errer devant la maison de la belle, Decker fait rôder les maisons autour de Paul, représentant bientôt le péril subi par la maison intérieure jusqu’en sa superstition perversement érotisée, crucifiant Brigitte qui le crucifie, tournant le dos à Frank vu comme l’amant de Marietta qu’elle appelle si merveilleusement mon portrait (troisième acte).

Si éclairante qu’elle soit, cette lecture ne brise pas la poésie de l’œuvre mais, au contraire, aide à la porter plus loin encore. Comme avec ce reliquaire solennellement déposé par un pape-bébé lors d’une gigantesque procession de petits prélats : au fond, l’opéra ne nous parle pas de Marie. D’elle, nous ne saurons rien jamais, si ce n’est qu’elle est morte et qu’un idéal lui survit, vraisemblablement érigé jusqu’au contraire de ce que put être la relation conjugale pour mieux combattre une culpabilité trouble que sa révélation finale, pour ainsi dire au réveil, désignera comme ce lieu nouveau où le jouir est enfin rendu possible. Un seul reproche à formuler à cette belle construction : qu’enfermée dans sa parfaite mécanique elle oublie d’interroger le spectateur mais aussi la musique, si étrangement voluptueuse dans le Lied conclusif.

BB