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Chroniques
Die tote Stadt | La ville morte
opéra d'Erich Wolfgang Korngold
Chef-d’œuvre du jeune prodige autrichien Erich Wolfgang Korngold (1897-1957), Die tote Stadt s'élève dans le ciel lyricophile comme l'île Laputa pour Gulliver. En produisant cet opéra devenu rare, créé à Cologne et Hambourg (1920) en amont d’un grand succès international, de par l'aura géniale du Wunderkind dans la lignée des grands Richard (Wagner et Strauss), l'Opéra de Limoges offre le baptême de l'air idéal à destination de ce pays mental presque aussi beau que la folie, cartographié de manière symboliste par Bruges-la-morte, roman de Georges Rodenbach inspirateur du livret (1892) qui vole au delà des grands courants romantiques [lire nos chroniques des productions de Strasbourg, Paris, Venise, Nancy et Helsinki].
Voici l'heure du décollage pour cette mystérieuse cité, grâce tout d'abord à l'Orchestre et au Chœur de l'Opéra de Limoges, respectivement pilotés par le Bulgare Pavel Baleff et l'Australien Edward Ananian-Cooper. Musiciens et chanteurs sont mêlés dans un assemblage de passerelles inclinées – semblant de bois noir luisant et taillé – entre lesquelles émergent des rangées de pupitres savamment éclairés. Ce dispositif ingénieux autant qu'impressionnant donne un résultat excellent grâce à la mise en scène de Sandrine Anglade et aux efforts fournis par les chanteurs, artistes et maîtres d'œuvres tous à l'honneur en ce soir de première captivant, conclu par de généreuses ovations.
Solide, vive et robuste, l'attaque initiale affiche la confiance d'Icare en le soleil – astre qui rayonne, magnifique, dans la gorge d'Aline Martin en Brigitta, la servante [lire nos chroniques du 20 juin 2006, du 30 avril 2015 et du 13 octobre 2016]. Au mezzo nancéien succède, dans l'ordre d'apparition, une autre belle flamme vocale wagnérienne, le baryton Daniel Schmutzhard, apprécié depuis plusieurs années, à Bayreuth entre autres [lire nos chroniques du 9 novembre 2013, du 14 mars 2014, du 31 juillet 2017 et du 1er février 2018]. Le stentor autrichien remplit avec habileté les rôles de Franck (ami puis rival du mélancolique Paul) et de Fritz (nettement secondaire et surtout connu pour la chanson Mein Sehnen, mein Wähnen).
Visible grâce aux lumières claires signées Caty Olive, l'absence totale d'accessoires (à l'exception du bouquet abîmé, à l'avant-scène) ne permet pas de se représenter, au premier des trois tableaux, le temple du passé dressé chez Paul en mémoire de Marie, l'épouse disparue, mais ne se réduit pas pour autant à un art abstrait. Sans peur du vide, la scénographie suit l'orchestration charmeuse et ambitieuse de Korngold, ainsi que l'esprit de l'intrigue. Ainsi Marie est-t-elle jouée en personne, son portrait vivant a d'évidence vérité et honnêteté (mots d'ordre des costumes de Cindy Lombardi), mais le drame réaliste s'octroie la faculté de basculer dans le monde des fantasmes. Dans sa note d'intention (brochure de salle), Sandrine Anglade, qui veut « entrer dans la tête de Paul, donner à voir la construction de son chemin intérieur, fait d'obsessions et de fantasmes », explique « Tout ici respire l'imagination » [lire nos chroniques de ses Tamerlano, Le médecin malgré lui, L’amour des trois oranges et La Cenerentola]. Avec foi et amour en son sujet, dans d'admirables tentatives de s'élever au-dessus de la solitude et du manque, telle est la magnifique quête, aux ailes de cire ou de métal.
Un euphorique vertige des hauteurs gagne les mélomanes avec la musique de rêve caractérisant la vision du personnage central qui se révèle dans un merveilleux alliage de finesse et de puissance, propriété du ténor canadien David Pomeroy. Bouleversant chanteur, il comble largement le bonheur musical d'un spectacle qui s’apprécie dès lors sans aucune retenue. Même le curieux quintette comique, au deuxième tableau, devient mémorable, grâce au talent et à l'investissement de la folle troupe formée par le soprano Jennifer Michel (Juliette), le mezzo Romie Estèves (Lucienne), les ténors Pierre-Antoine Chaumien et Loïc Félix (le Comte et Victorin), ainsi que Daniel Schmutzhard (Fritz). Au dernier tableau, l'ultime bonne surprise vient du chœur d'enfants Operakids, encadré par Eve Christophe, qui fait bonne figure par la justesse et un certain naturel.
Pourvu, donc, que ce singulier voyage psychique en La ville morte se poursuive en tournée, régalant d'autres salles de plaisirs lyriques et délestant les publics de leurs pensées triviales ! Car si l'homme ne sait pas voler, figurez-vous enfin que la femme peut, par la grâce de cet opéra, parvenir à la divine ascension. En effet, l'étoile filante attachée au rôle de la danseuse Marietta (doublé du fantôme de Marie) suit une trajectoire intéressante, grâce au soprano Johanni van Oostrum. Le chant raffiné et la force de caractère de la cantatrice sud-africaine rassurent et ravissent le spectateur, sanglé à un siège heureusement éjectable en cette savoureuse perdition dans le meilleur de Korngold.
FC