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Chroniques
Die Walküre | La Walkyrie
opéra de Richard Wagner
Objet de sarcasme à sa création il y a trois ans, le travail de Günter Krämer fut depuis lors si bien modifié en profondeur qu'il permet désormais d'en saisir les points forts et les points faibles, en dehors de toute polémique. Cette vision scénique se plait à manipuler les concepts politiques et poétiques sans jamais privilégier une approche bien définie. À ce titre, son tort véritable est sans doute de superposer trop d'éléments signifiants. Le massacre des Wälsungen lors du prélude est stylisée par l'utilisation du grand escalier (emblématique de cette production) sur lequel les cadavres sont exposés durant tout le premier acte, allusion transparente à la cruauté d'un massacre de civils dans un pays en guerre. Dans cette mise en scène, les symboles sont nombreux et leur imbrication les rendait souvent illisibles lors de la première édition. Avec la disparition des murs recouverts de crânes de béliers ainsi que du tableau que Siegmund devait déchirer pour arracher Nothung, les niveaux symboliques s'allègent et la lecture est plus évidente.
De bonnes et belles idées toutefois, tel cet hypnotique soleil blanc, baigné par des rideaux liquides ou ce verger japonisant vers lequel s'enfuient les jumeaux et qui revient à l’Acte II pour servir de cadre à des Walkyries devenues Hespérides. On devine le rapport entre les éléments mais l'interprétation de ces images se perd en hypothèses et conjonctures : le jardin d'Eden, le fruit défendu, le péché originel, etc. Quel lien entre l'arbre de la connaissance et les pommes d'or, symboles de l'éternité des dieux ? Krämer utilise certainement le fait que Freia, gardienne des pommes sacrées, est une walkyrie dans la mythologie nordique (orthographiée Freyja). Krämer fait sienne une idée née chez Chéreau qui consiste à éviter les poncifs et les artefacts wagnériens afin de privilégier le jeu théâtral : sitôt arrachée, Nothung n'est pas brandie mais posée à terre, ainsi que le casque ailé, la cuirasse de Brünnhilde ou la lance de Wotan. La construction autour d'éléments récurrents garantit la cohérence du projet.
Ainsi, l'immense escalier vers le Walhalla à la fin de Rheingold qui ressurgit ici, au début du II, Erda qui traverse la scène à la fin du III ou bien encore le mot GERMANIA dont Wotan, dans sa fureur, détruit les trois premières lettres comme pour mieux illustrer le message qu'il veut transmettre. Une bonne chose en revanche, la lourdissime scène finale ne vient plus imposer le spectacle de ce soleil devenu noir et d'une forêt désormais calcinée, les hommes contemplant le désastre et Brünnhilde, effrayée par ce cauchemar, se réfugiant sous la table. Place à une dimension que n'aurait pas reniée le Neues Bayreuth sous Wieland Wagner. L'escalier – plus que jamais Gradus ad Parnassum – est magnifié par l'immense embrasement du disque solaire placé à l'arrière. Un rouge incarnat se répand dans la salle, la couleur ne faisant qu'une avec la fumée qui envahit la salle. C'est magistral et sans doute l'un des plus beaux moments de la soirée. Pourquoi donc, malgré un éclairage plus subtil, avoir conservé cette inutile chorégraphie hippique en arrière-scène du prélude du troisième acte, tandis que de musculeuses infirmières thaumaturges nettoient à la chaîne les cadavres de guerriers parvenus au Walhalla ?
Côté voix, l'homogénéité est un cran en dessous de ce qu'on y entendait naguère. La Brünnhilde d'Alwyn Mellor fait regretter la solidité de Katarina Dalayman. Le soprano anglais remplace au pied levé Janice Baird, souffrante. On ne saurait trop lui en vouloir de ne pas incarner pleinement le format attendu dans un tel rôle. Seule passe l’annonce de la mort qui fait oublier la déchirure des cris de joie et le manque d'engagement au III. Stuart Skelton est un Siegmund très volontaire, à qui on ne pourra pas faire le reproche de chanter en-deçà de ses possibilités. Ses deux « Wälse ! » entament largement ses réserves, mais qu'importe ! tout juste si le récit mériterait davantage de volume et des couleurs moins stéréotypées, à la différence de Robert Dean Smith. Face à lui, la Sieglinde de Martina Serafin est impressionnante d'énergie et de maturité. Les aigus sont souvent attaqués trop hauts mais la ligne est d'une stabilité à toute épreuve. Elle succède à Ricarda Merbeth qui avait déjà fait belle impression. Günther Groissböck est fort heureusement remis de son Rheingold. Il est un Hunding à la noirceur plus brutale que véritablement perverse. Cette méchanceté manque quelque peu à Sophie Koch, mais sa Fricka sort avec les honneurs de la représentation [lire nos entretiens avec Sophie Koch, Günther Groissböck et Martina Serafin]. Quant à Egils Silins, on ne peut que saluer sa prestation en Wotan, surtout lorsque, du haut de son escalier, il se prend à penser qu'il peut aller tutoyer les sommets. Le vibrato est séduisant, même s'il manque du volume qui lui permettrait de remplir le grand vaisseau de Bastille. Nul doute que Thomas Johannes Mayer, avec qui il partage le rôle et qui chante prochainement à Genève, imprimera certainement un tout autre style…
La direction subtile et raffinée Philippe Jordan travaille la ligne dans le sens de fiévreuses pâmoisons, points d'arrêts et relances inouïes. La petite harmonie est à la fête, timbres et plans sonores s'étagent de façon exceptionnelle. Cette conception ouvragée trouve ses limites au II, faisant paraître verbeux les passages récitatifs essentiels à la tension dramatique. L’interprétation n'est jamais décantée mais demeure objective. Les périlleux passages aux cors à la conclusion du III sont abordés fort prudemment : on est un soir de première et cela s'entend. Moins débridée que son Or du Rhin [lire notre chronique du 4 février 2013], cette Walkyrie renoue avec des principes chambristes qui placent la précision au même rang que l'émotion. La maturité a fait son œuvre et continuera sans aucun doute à faire de ce Wagner une pierre angulaire du style musical que le chef suisse cherche à imposer.
DV