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Chroniques
Die Walküre | La walkyrie
opéra de Richard Wagner
Deuxième partie du Ring de Kriegenburg, ce soir, autrement dit « première journée ». Kent Nagano ouvre le feu dans une fougue indicible, frémissante passion qui d’emblée plonge l’auditeur dans une urgence incroyable. Sans mésuser de surcontrastes, la fosse cisèle la dramaturgie de l’œuvre, mitonnant une onctuosité irrésistible aux cordes du verre d’eau comme à son solo de violoncelle, somptueusement servi. Nous le disions hier [lire notre chronique de la veille] : Nagano a construit une lecture à long terme de sa Tétralogie, une lecture qu’il soigne pas à pas et qui progressivement se révèle sans livrer trop tôt ses choix. Une petite tendance à l’étirement – dans le duo des amants fraternels, par exemple (Acte I), mais encore en fin de deuxième tiers du II – ne suffit pas à ternir les atouts de cette interprétation travaillée jusqu’aux confins des pensées musicale et théâtrale. À la densité palpitante qui fait avancer le II répond la tendresse indicible de l’orchestre pendant la confession de Wotan. Le final du III se dresse dans une dignité transfigurée qui ne saurait laisser indifférent.
Malgré une distribution vocale assez inégale, l’oreille en sort satisfaite. Outre la parfaite différentiation des walkyries (Anja Jung, Alexandra Petersamer, Roswita C.Müller, Okka von der Damerau, Susan Foster, Heike Grötzinger, Golda Schultz et Karen Foster) – contrairement aux Filles-Fleurs (Parsifal), voulues d’une seule voix par Wagner, les guerrières gagnent à une caractérisation précise –, nous apprécions la Fricka expressive et nuancée de Sophie Koch, toujours de parfaite intention ; le souffle est peut-être un rien plus court aujourd’hui que dans Rheingold, de même le bas-médium revêt-il quelque aigreur, mais le rôle est ici plus lourd, et ces éléments viennent, au pire, renforcer l’âpreté des négociations avec Wotan, brillamment menées. Avec un placement hésitant de l’émission, une nette fatigue, des couleurs flottantes et une tessiture plutôt fragmentée, Petra Lang accuse bien des difficultés à chanter Sieglinde. Brünnhilde à Paris dernièrement, plus récemment encore Kundry à Budapest [lire nos chroniques du 3 et du 22 juin 2013], l’artiste n’offre guère la sûreté et la fraîcheur qu’on attend d’une Sieglinde. Et pourtant… à l’acte médian, elle bouleverse en « lâchant » généreusement la bride. En revanche, la Brünnhilde de Katarina Dalayman est tout simplement superbe, souverainement conduite par cette habituée du rôle qu’elle sert d’une dynamique rendue naturelle et d’un instrument aux moyens fulgurants.
Moins probant s’avère le côté messieurs.
Certes, la basse d’Hans-Peter König est présente, directe, fort « belle », mais cela fait-il un Hunding ? D’Hunding, il faudrait avoir peur, trembler à la noirceur du timbre. Celui-ci est bonhomme, presque indifférent, musicalement efficace mais sans drame, sans plus d’expression qu’un officier des douanes qui accomplit sa routine quotidienne. Chez le ténor néo-zélandais Simon O’Neill on devine des qualités qui n’arrivent cependant pas à se déployer. D’abord impérativement incisif, son Siegmund accuse bientôt un haut-médium vacillant et un grave éteint que ne fait pas oublier la lumière de l’aigu. Il paraît plus que probable qu’une méforme passagère entrave aujourd’hui sa prestation, comme en témoignent des portamentos malheureux qui ne pallient pas l’absence de legato, mais encore un duo amoureux (I) franchement désastreux.
Enfin, c’est à Bryn Terfel qu’on doit les meilleurs moments de la soirée. Éminemment impacté, son Wotan bénéficie d’une conduite vocale exemplaire, d’une dynamique finement aiguisée, d’une expressivité furieusement inventive et d’un charme fou. Dans l’utilisation de sa voix comme dans le jeu, Bryn Terfel est si libre qu’il fait vivre un Wotan quasiment palpable, par-delà même le grand raffinement du chant. À une confession divinement funambulesque succèdent une colère qu’on jurerait prête à tuer n’importe qui, puis un adieu à l’amertume élégiaque, plus probant encore que dans la captation du Met’ [lire notre critique du DVD].
Avec cette Walküre, Andreas Kriegenburg semble vivre un repentir sur l’option d’échappée poétique amorcée dans certains passages de son Rheingold. Il inscrit cette journée dans l’ancienne manière, pour ainsi dire, qui explore la critique via la guerre et ses charniers – on traite les corps en arrière-scène, lavant, vidant et empaillant les dépouilles pour les suspendre dans le frêne du monde. La bataille au ralenti montrée durant le Vorspiel fait place à des images projetées de forêt calcinée. Un parallèle s’impose plutôt lourdement entre le monde des dieux, dominé par le couple Fricka-Wotan qui s’entoure d’une multitude de serviteurs pouvant au besoin se transformer en fauteuils humains, et celui des hommes, Hunding protégeant celle dont il fit sa femme (sans qu’elle ait eu son mot à dire) par toute une armada de servantes porteuses de lumière. La communication entre Siegmund et Sieglinde s’effectue précisément par le jeu des servantes, comme par une sorte de révolte implicite des femmes, à travers la scène du verre d’eau, répétée jusqu’à l’obsession. Cette maisonnée envahissante se déplace bruyamment sur le plateau, ce qui perturbe grandement et parfois même contredit ce que la fosse prétend à juste titre transmettre.
Après un deuxième acte fort conventionnel, le III lève son rideau sur des femmes-chevaux ruant cordialement parmi les empalés de la guerre. Entre pas, souffles, chevelures et cuisses mafflues, quelque chose d’absolument chevalin domine cette introduction muette qui, lorsque surgit la musique, place la fameuse chevauchée (tant attendue) hors du consensus habituel de sa perception. Aux walkyries d’apparaître rênes en main, tandis que les juments piaffent nerveusement à l’arrière. Voilà un véritable trait de génie que sottement le public hue d’impatience, alors qu’il s’agit sans conteste du plus grand passage de cette mise en scène. De bonnes choses, donc, mais souvent réalisées en enfonçant le clou (les exemples sont innombrables, la projection des flammes sur le mur final n’étant pas des moindres). Gageons que Siegfried nous en dise plus demain.
BB