Chroniques

par bertrand bolognesi

Doktor Faust | Docteur Faust
opéra de Ferruccio Busoni

Faust225 / Magyar Állami Operaház, Budapest
- 24 mai 2015
Gergely Vajda joue Doktor Faust (1925), l'opéra inachevé de Busoni
© péter rákossy

Vous souvenez-vous ? L’an dernier, l’Opéra national Hongrois (Magyar Állami Operaház) rendait hommage à Richard Strauss à travers son festival de printemps qu’il lui dédiait [lire nos chroniques du 5 et du 11 juin 2014]. Cette fois, c’est le mythe de Faust qui fait son sujet, deux cent vingt-cinq ans après la première parution du Faust de Goethe. La formule demeure : reprendre plusieurs productions récentes et leur adjoindre de nouvelles moutures d’autres œuvres qui complètent le thème, pour des représentations concentrées sur une quinzaine de soirs. Ainsi, The Rake’s Progress de Stravinsky ouvrait-il l’événement, le 16 mai – des six déclinaisons faustiennes, c’est la seule que n’abordera pas notre feuilleton.

Ce soir, rendez-vous avec Ferruccio Busoni qui, le 27 juillet 1924, laissait inachevé son Doktor Faust dont il avait rédigé dix ans plus tôt le livret, et qui serait créé par Fritz Busch à Dresde en mai 1925, dans une version complétée par son élève Philipp Jarnach. Qu’en appréhendons-nous au juste ? La version remaniée durant les années quatre-vingt par le musicologue Anthony Beaumont, mais pas au complet : en effet, les deux prologues laissent ici la place à une entrée directe dans l’action, via la scène des étudiants cracoviens, et de nombreuses coupures précipiteront l’argument dans un aperçu qui le résume à sa teneur strictement théâtrale, sans autre considération pour les errances philosophiques qui jonchent le matériau initial. Disparus, les cinq esprits préalables à l’apparition de Méphistophélès, disparu, le soldat menaçant de venger l’abus du vieux savant dépravé sur sa sœur innocente, etc. Il n’empêche : le campanaire choral de cuivres continue de surprendre, la forme dérisoirement canonique avec laquelle le compositeur désigne l’université et ses traditions ancestrales de faire sourire, de choquer la superposition du Credo à la signature du pacte infernal, de même que l’opulence du solo à la Kurt Weill de la Duchesse de Parme ou la comique pantomime du démon à l’évocation de son bébé mort-né.

Pour cette création hongroise (l’œuvre jamais n’y fut montée), Máté Szabó a conçu une mise en scène d’une saine vivacité, avec la complicité d’Anni Füzér pour les costumes et de Csörsz Khell pour les décors. Tout commence dans le cabinet de Faust, angle de murs noirs recouvert de formules latines fébrilement griffonnées à la craie, qu’on retrouve d’ailleurs sur le bas de la redingote du docteur. Bon ou mauvais, cet îlot de savoir flotte sur la scène plus vaste qu’occupera bientôt la cour de Parme et ses prélats-bourreaux, etc. La salle elle-même sera au final investie par Méphistophélès, veilleur de nuit au cynisme innocemment coupable. Le fantastique est de la partie, à travers des lumières inventives, quand la direction d’acteurs elle-même trouve moyen de surprendre. Le suppôt de Satan ? Une soutane sur cothurnes en faux habit de gala ! Quelques effets marqueront la soirée : le couple princier tout de rouge et d’or, la coiffe démesurée de la Duchesse – qu’elle enlève comme une couronne définitivement déposée au pied du mari en dénouant ses cheveux, par un geste qui l’ouvre à la sensualité –, l’entrée proprement cinématographique du charlatan Faust à la cour, sous les projecteurs, enfin les enfants qui, sous le règne du médiocre Wagner se prenant désormais pour son maître déchu, élèvent un bonhomme de neige noire.

Le plateau vocal défend honorablement la partition. La voix fermement ancrée de Lajos Geiger sert un Wagner obstiné, le trio de Cracoviens est dûment équilibré (Gábor Csiki, Attila Fenyvesi et Antal Bakó), László Boldizsár campe un Méphistophélès persiflant à souhait qui s’assouplit peu à peu – rappelons que Busoni a construit son opéra pour un Faust baryton et un démon ténor. Le robuste Maître de cérémonie de Ferenc Cserhalmi satisfait quand convainc Csaba Szegedi dans le rôle-titre, avec un timbre idéalement incisif à l’aigu brillamment cuivré. Enfin, on retrouve l’excellente Éva Bátori en Duchesse parmesane à la vocalité fulgurante, tour à tour autoritaire et onctueuse, livrant des nuances inénarrables par des moyens généreux.

À la tête d’une fosse assez encombrée par le redoutable effectif dont crut devoir se munir Busoni (et sa pléthore de contrebasses, en écho à sa musique pour piano avec des graves ajoutés…), Gergely Vajda dirige un orchestre engagé et un chœur précis (Kálmán Strausz). Entre les chansons de Beer (1588) et l’ouvrage de Fénelon (2005) [lire notre chronique du 25 mai 2007], plusieurs siècles ont passé durant lesquels les musiciens produisirent tour à tour leur Faust. Si ceux de Spohr (1814), de Berlioz (1846) ou de Rihm (1976) ne sont point ici convoqués, c’est parce qu’il n’est guère possible pour quelque maison que ce soit d’élargir à l’envi sa programmation. Toujours est-il que les principales attentes seront comblées, représentatives de plusieurs écoles musicales européennes, ce qui est un avantage certain. À bientôt, donc, pour de nouvelles aventures sulfureuses !

BB