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Chroniques
Don Giovanni | Don Juan
opéra de Wolfgang Amadeus Mozart
Une nouvelle production d’un ouvrage inépuisable du répertoire lyrique – Il dissoluto punito entre assurément dans cette catégorie – est toujours un événement. Outre les innombrables approches qu’autorise Don Giovanni, sans pour autant qu’il soit recommandable de le dérespecter, avec l’attente du public à en retrouver les arie les plus fameuses ouvre le ciel du théâtre à l’omniprésence du désir, diversement entendu selon que l’œil du critique regarde la scène ou la salle, autrement dit la salle regardant la scène et ainsi de suite. Il n’est, par conséquent, jamais simple de programmer Don Giovanni qui requiert d’en dépasser les conventions sans les détruire et de réunir une distribution qui satisfasse. À ces chapitres, l’Opéra de Lausanne est comblé, avec cette première qui l’a conquis.
Un octuor vocal agile et fort investi musicalement et dramatiquement fait en partie la réussite de l’aventure. Chaque rôle y est dûment caractérisé par le timbre qu’il faut, ce qui évite toute gymnastique, du côté des chanteurs comme de celui de l’imagination du spectateur. La solennité est au rendez-vous dans le chant de Ruben Amoretti, idéal Commendatore. Exquisément fraîche mais toutefois assez corsée pour ne point oie-blanchir le personnage, Catherine Trottmann livre une Zerlina attachante, dans le jeu comme pour la précision de la ligne émise. Le jeune baryton croate Leon Košavić lui donne adroitement la réplique, en Masetto bien campé, doté de la robustesse vocale indispensable. Le traitement théâtral des promis est soigné par la direction d’acteurs qui ne se contente pas de les montrer joyeux bouffons sans profondeur, sans qu’il soit question pour autant de les trop alourdir d’une inutile psychologie tourmenteuse.
La prise de rôle d’Anne-Catherine Gillet affirme ses capacités de mozartienne à grand format, un peu à l’ancienne, diront les habitués des lectures baroquisantes, en regard de sa vaillante Anna – gageons qu’au fil des prochaines représentations, sa projection gagnera l’assurance qui manquait un peu cet après-midi, sans que déméritât l’artiste, loin s’en fallut. On retrouve Anicio Zorzi Giustiniani dont aujourd’hui la prestation contredit positivement le propos émis il y a quelques mois quant à son Tamino [lire notre chronique du 18 décembre 2015] : en Ottavio d’une grâce absolue, il se révèle désormais proprement mozartien, dans une nuance infiniment travaillée que soutient un inépuisable legato. Elle aussi plusieurs fois remarquée [lire nos critiques de L’incoronazione di Dario et d’Adriano in Siria], Lucia Cirillo offre un instrument solide à Elvira. L’évidence de cette voix, la richesse expressive de sa couleur, enfin l’autorité de l’impact signent une composition qui en impose.
Pour monter Don Giovanni, il faut deux barytons-basses pas forcément identiques (les jumeaux Perry de Peter Sellars…) mais de comparable impédance – l’un ne va pas sans l’autre. Là encore, la maison de se trompe pas en confiant la partie de Leporello au très efficace Riccardo Novaro, maintes fois applaudi dans nos colonnes [lire nos chroniques du 12 avril 2015 et du 21 janvier 2011] et souvent sur cette scène [lire nos chroniques du 18 avril 2008, du 20 avril 2007 et du 27 septembre 2006]. À vive allure, l’inventivité buffa se conjugue à une velocità endiablée qui, dans une irrésistible générosité du chant, donne sa juste fièvre au personnage, tour à tour complice ou soumis, toujours dupé. Après Bordeaux et Toulouse, c’est à Lausanne que le jeune Kostas Smoriginas se fait Don Juan. Dès les premières phrases, le Lithuanien paraphe le rôle-titre d’une puissante signature [lire nos critiques de Boris Godounov et d’Aleko] : la santé de cette voix, la vaillance indicible, parfois presque brutale dans la séduction, et un charisme colossal animent un dissolu de rêve !
Dans des miasmes sulfureux, des silhouettes épuisées et faméliques se jettent dans le vide. Sur la première partie de l’Ouverture, le plateau nous laisse hésiter entre fosse commune et damnation partagée… mais lorsque la musique se fait soudain giocosa, les ingrédients de l’intrigue viennent s’inscrire dans l’espace, les mots tournoyant bientôt en une sorte d’absorption désespérée. Ce bref prologue fait place à un mur gigantesque, dans un majestueux décor de pierre (comme le convive du même nom) réalisé par Emmanuelle Favre, dont l’austérité abrite le vice – la plus voluptueuse des religions est celle qui condamne le péché, l’élevant ainsi au rang d’épice secrète. D’une trappe monte une table-lit, entourée de quatre cierges : déjà se dessine la morbidité de la surconsommation sexuelle. Et dans le même temps le valet surgit à l’avant-scène en diable de la boîte, signalant d’emblée le bon ménage des verves tragiques et comiques. Sous l’autel où sacrifier l’honneur d’Anna l’on distingue quelques âmes errantes qui, avec cet élément, disparaîtront dès le meurtre du père, laissant un sol en miroir où se mire le héros, dans la scrupuleuse ignorance de ses propres ténèbres. Dans ce bel écrin savamment éclairé par Henri Merzeau, Éric Vigié, également auteur des costumes, montre l’Espagne du XVIIe siècle, celle de Tirso de Molina, bien sûr, à travers de multiples références à Vélasquez, son contemporain. Loin de s’arrêter en si bon chemin, il convoque une référence moins lointaine en faisant de Juan le rebelle Zorro, reconnaissable par la coiffe, la moustache et même la chemise volontiers échancrée sur un poitrail de sensuelles promesses.
Sans qu’ici l’on s’appesantisse sur le détail souvent ingénieux, la théâtralité bien venue de la mise en scène oppose le monde fatigué du tout-jouir aristocrate à la poétique naïveté du peuple, entourant d’une Saint-Jean shakespearienne les noces campagnardes, chœur de carnaval en groins, cornes, museaux, hermaphrodisme et anthropomorphe hirsutisme qui montre la misère avec une salutaire cruauté digne d’un Goya – Don Giovanni fut créé à Prague moins de deux ans avant la prise de la Bastille… Au fil du spectacle, Éric Vigié convie un funèbre érotisme (au nom duquel Anna exige une année supplémentaire d’abstinence à un fiancé qu’elle désire moins qu’un fantôme), avec sa cohorte de charmes et de fausses repentances (la madone Elvira ne veut sauver le pécheur qu’afin que plus bravement encore il pèche avec elle) observée d’en haut du casinetto par une paysannerie de marionnettes. Triste à bailler, ce pauvre bal libertin d’un dissolu sans cesse interrompu au bord du coït (par le Commandeur, par Elvira, etc.), sauf à s’y pourvoir de professionnelles ; triste encore, ce Juan grisonnant des tempes, pitoyable anti-héros à l’énergie massacreuse – aucune force humaine n’en vient à bout : il faut le revenant, l’intervention de l’au-delà défié et de ses parques lascives. Il fallait bien l’enfer pour sauver la noblesse de son ennui !
Dirigés par Pascal Mayer, les artistes du Chœur de l’Opéra de Lausanne ne déméritent pas, dans ce travail scénique des plus brillants (à voir jusqu’au 14 juin). De même l’Orchestre de Chambre de Lausanne, dont on félicite notamment les bois et le violoncelle solo, placé sous la battue, qui parfois lambine un brin, de Michael Güttler.
BB