Chroniques

par gilles charlassier

Don Giovanni | Don Juan
dramma giocoso de Wolfgang Amadeus Mozart

Opéra national de Lyon
- 27 juin 2018
Don Giovanni (Mozart) mis en scène par Dávid Márton par l'Opéra national de Lyon
© jean-pierre maurin

Quatrième production commandée à Dávid Márton par l'Opéra national de Lyon, le Don Giovanni qui referme la saison lyrique de la cité des Gaules confirme le penchant exploratoire du metteur en scène hongrois. Après un Capriccio relativement sage [lire notre chronique du 7 mai 2013], La damnation de Faust à la croisée des genres s'était avérée au moins aussi stimulante que discutable, tandis que son Orphée et Eurydice bousculait l'équilibre de l'œuvre. La réussite de ces manipulations esthétiques dépend naturellement du génie des ouvrages et de leurs résistances respectives. Avec l'intense solidarité des paramètres littéraires et musicaux du dramma giocoso de Mozart, l'opération ne s'avère pas sans risque, jusqu’à vérifier combien réussir vraiment un Don Giovanni tient de la gageure.

Dessinée par Christian Friedländer, l'épure bétonnée d'un décor XVIIIe siècle, avec des ouvertures latérales ou supérieures en forme de macroscopiques œils-de-bœuf, installe un climat d'artifice théâtral rehaussé par les rideaux qui ponctuent le spectacle – celui du plateau, d'un cobalt soyeux et satiné, un autre gris perle sur une seconde scène, en abyme, côté cour, à côté d'un salon de musique en miniature, avec enceintes et gramophone. C'est ici qu'on retrouve Leporello au début de la pièce, casque sur les oreilles, tandis que son maître s'avachit au lit avec Donna Anna, dans une séquence qui émonde l'abus de son effet de surprise. Le premier récitatif joue d'ailleurs entre le réel et le virtuel enregistré, faisant procéder celui-là de celui-ci, et le domestique assume les premières répliques de son gentilhomme. De telles entailles à l'intégrité de la partition parsèment la soirée – entre autres dans le sextuor de l’Acte II – et élaborent une hybridation complétée par les extraits du roman de Thomas Melle, Le monde dans le dos, qui se substituent parfois aux surtitres, voire au récitatif dans un long monologue du héros au début de la seconde partie. Ce tricotage dramaturgique exogène s'enrichit par ailleurs d'éléments sonores compilés par Daniel Dorsch, entre silences qui se veulent habités et murmures de la ville depuis le balcon côté jardin, esquissant une collusion entre les conventions des planches et quelque pseudo-naturalisme.

Il serait fastidieux de recenser l'ensemble des libertés prises par le metteur en scène et sa dramaturge, Anna Heesen. Certaines images redoublent les mots avec une habileté certes un peu facile, à l'instar des figurantes envahissant le plateau au fur et à mesure du catalogue. Grâce aux lumières réglées par Henning Streck, le propos se révèle plutôt bien mis en valeur, d'un point de vue visuel, quoique l'hétérogénéité formelle n'éclaire pas toujours le fond avec l’évidence suffisante. Décelable dès le début l'entorse la plus notoire ne livre pas plus ses secrets sémiologiques définitifs. De Commandeur il ne sera point, seule sa voix de grabat est entendue, tandis qu'un jeune homme – Cléobule Perrot, adolescent de la Maîtrise de l'Opéra national de Lyon, ici muet – vient à la rencontre du pécheur à l'heure dernière du jugement ; il lui tend un couteau pour se tailler les veines et rompre le cours de son insatiable dépravation. C'est le même figurant que le lever de rideau faisait apparaître, aux côtés d'une jeune fille aussi innocente que lui, à deux pas du baldaquin. Est-ce une image idéalisée et virginale de l'amour après laquelle le libertin courrait vainement ? Faut-il voir dans le renoncement à faire incarner le père d'Anna un tel biais psychologique ? S'il est bon de susciter la sagacité du public, encore conviendrait-il d'affirmer une dialectique tangible. Sans doute celui qui a conçu une adaptation du mythe en féminisant Don Juan – Don Giovanni keine Pause – se retrouve-il pris dans les rets d'un discours musical et dramatique trop construit et solidaire pour ne pas être transformé sans dommages.

L'iconoclasme est une qualité que partage le chef d'orchestre Stefano Montanari [lire nos chroniques de ses Don Gregorio, Carmen, Die Zauberflöte et Alceste], intronisé depuis plusieurs saisons désormais par l'institution lyonnaise comme son décapeur des répertoires classiques et primo-romantiques, bénéficiant au sein de l'orchestre de la maison de pupitres volontaires et désormais aguerris quant à l'interprétation sur instruments d'époque. L'alacrité des tempi est naturellement une condition nécessaire. La baguette ne se fait pas faute d'imprimer la dynamique qui s'apparie à un efficace allègement de la pâte sonore, même si le foisonnement expressif tend parfois à une relative monochromie – contrepoint complémentaire à la bigarrure exégétique, peut-être.

La jeunesse supposée d'une telle approche se reflète dans la distribution vocale, confiée à des gosiers loin de l'éméritat. Souvent en tenue de nuit, comme une partie des costumes de Pola Kardum, signe probable de l'intimité hallucinée dans laquelle Dávid Márton veut inscrire l'opus mozartien, Philippe Sly préserve le rôle-titre des tentations du matamore et fait affleurer des nuances de fragilité contribuant à humaniser le personnage [lire nos chroniques du 13 janvier 2018 et du 17 avril 2017]. Leporello s'appuie sur les robustes ressources de Kyle Ketelsen, au grain plus dense que véritablement lyrique [lire nos chroniques du 3 juillet 2010, ainsi que des 9 mai et 5 juillet 2017]. Nonobstant quelques teintes un peu acidulées, Eleonora Buratto assume la vocalité d'Anna, aidée par le chef italien dans des ralentissements qui facilitent les ornementations et la musicalité. Antoinette Dennefeld accommode Donna Elvira à son mezzo auquel d'autres répertoires rendent bien mieux justice [lire nos chroniques de L’Italiana in Algeri, Le portrait de Manon, Carmen et Le domino noir]. Avec son timbre de crooner, Julien Behr s'attache à faire illusion en Ottavio. Yuka Yanagihara distille une Zerlina diététique en tenue d'infirmière quand Piotr Micinski réserve un Masetto monolithique, médecin moustachu et chauve sosie de Sergio Segalini – on ne saurait imaginer ce que le célèbre critique aurait pensé de ce Don Giovanni. Attila Jun ne dépare guère en Commandeur fantôme. Préparé par Hugo Peraldo, le Chœur s'acquitte de ses interventions sans déshonneur.

GC