Chroniques

par michel slama

Don Giovanni | Don Juan
opéra de Wolfgang Amadeus Mozart

Opéra national de Paris / Palais Garnier
- 10 juin 2019
Au Palais Garnier, Philippe Jordan joue Don Giovanni (1787) de Mozart
© charles duprat | opéra national de paris

Pour sa dernière production lyrique de la saison 18-19, l’Opéra national de Paris a misé sur un nouveau Don Giovanni dont le retour au Palais Garnier a de quoi réjouir un public lassé de voir disperser dans le grand vaisseau Bastille le roi des opéras. Confier la mise en scène à Ivo Van Hove, grand homme de théâtre à la réputation quelque peu sulfureuse, pouvait laisser perplexe [lire nos chroniques de Macbet, Der Schatzgräber, Boris Godounov et Journal d’un disparu]. En fait, le public fait un triomphe justement mérité à l’artiste belge, spécialiste (entre autres) des transpositions de films au théâtre (Les damnés et Rocco et ses frères, d’après Luchino Visconti, Teorema d’après Pasolini, etc.). C’est bien la sensation de vivre un long métrage que le spectateur ressent. Aucun geste n’est laissé au hasard, aucune réplique lancée à la légère, nul personnage abandonné à lui-même. La transposition fait plonger dans un film actuel et gore, digne d’un Tarentino racontant des drames d’aujourd’hui.

Le décor unique, gris et sinistre, du début, s’illumine progressivement grâce aux lumières d’un blanc cru de Jan Versweyweld qui signe aussi ce décor. Au fur et à mesure, des touches de couleur tentent de l’égayer, pour s’épanouir en apothéose à l’ultime scène où le spectateur croit aborder une ville méditerranéenne. Cinq habitations en béton étouffent la scène de Garnier. Seuls, les trois bâtiments centraux sont mobiles et tournent sur eux-mêmes. Le public peine à s’en rendre compte au premier acte, mais le découvrira au second dans lequel le décorateur accélère les rotations pour s’adapter à l’action. Pour en laisser la surprise à ceux qui n’ont pas encore vu la production, je ne dévoilerai pas l’habile transformation de ces habitations au final, particulièrement spectaculaire. Jan Versweyweld s’est largement inspiré du peintre Giorgio de Chirico pour la plastique des bâtiments, leurs arcades typiques des villes italiennes. Dans ses œuvres, les rares personnages stylisés sont miniaturisés et noyés sous l’immensité des paysages et des bâtiments : ainsi les protagonistes sont-ils ici comme pris au piège d’une cité dangereuse et monumentale. Leurs réactions sont démesurées et ils sont tous armés. La vie dans les centres urbains rend dément, parabole politique avec les quartiers défavorisés, voulue par Van Hove.

On a rarement vu Donna Anna, la captivante Jacquelyn Wagner qui se rit de tous les pièges de sa partie de soprano dramatique colorature [lire nos chroniques du 13 avril 2019 et du 10 octobre 2009], plus nerveuse et plus excessive avec un Don Ottavio qu’elle rabroue et jette violemment à terre. Lui-même semble terrorisé et se retrouve souvent au sol. Après Il mio tesoro, excellemment interprété par Stanislas de Barbeyrac en état de grâce, il paraît inquiet à l’idée de devoir venger la mort du Commandeur.

Le remarquable Don Giovanni d’Étienne Dupuis est un séduisant mafieux, prêt à tout pour satisfaire ses caprices. Voyou sans scrupules, il n’hésite pas à jouer régulièrement de la gâchette. Il va même jusqu’à tuer, de sang-froid et à bout portant, le Commandeur magistral d’Ain Anger, sans même daigner relever le défi du père d’Anna. Quand il maltraite Masetto, il le tabasse, comme au cinéma, à la manière des voyous d’aujourd’hui, fracassant sa tête sur des marches d’escalier. Il n’y a pas de machinerie complexe et vaine pour animer la statue, mais un zombie, tel qu’on les peut voir au cinéma. Leporello est plus que jamais un double plébéien de son maître. Philippe Sly, qu’on avait applaudi dans le rôle-titre à Aix en Provence et à Lyon [lire notre chronique du 27 juin 2018], a gardé une certaine superbe et une forme de noblesse qui peut troubler le spectateur. Et si Don Giovanni était moins noble et moins sexy que son valet ? Leporello est ici plus un second, une personne de confiance qu’un domestique. Avec Van Hove, si l’action n’est pas modifiée, les tempéraments peuvent l’être. L’idylle involontaire entre Donna Elvira, tenue par l’éblouissante Nicole Car, et Leporello a bien commencé dès la scène de la fenêtre, par la perversité du maître ; elle pourrait aussi se prolonger ou reprendre après sa mort… Étienne Dupuis est formidable du début à la fin, vocalement comme scéniquement. Les hasards de la distribution font qu’Elvira est sa compagne à la ville, ce qui pimente un peu plus les scènes où elle harcèle son mari à propos de la Zerlina délicieuse et idéale d’Elsa Dreisig, ou avec le couple Anna-Ottavio. Pour compléter cette équipe de jeunes chanteurs talentueux, qui sont aussi des comédiens aguerris, Mikhaïl Timoshenko campe un Masetto simple mais déterminé.

Ce Don Giovanni fonctionne grâce à l’homogénéité et l’unité du cast et par son adhésion au projet d’Ivo Van Hove. Il n’y a pas de stars confirmées au sein de cette belle distribution, mais un travail de troupe qui contribue à sa réussite. Philippe Jordan maîtrise à merveille les arcanes d’une partition vif-argent, à l’image de ce qui se passe sur scène, ciselant chaque moment de l’intrigue. Si l’Ouverture est menée plus giocoso que dramma, le directeur musical de l’institution sait parfaitement contraster le drame avec la comédie tout au long de la représentation. À la tête des forces de l’Opéra national de Paris en grande forme, il mène une version moderne et captivante du chef-d’œuvre de Mozart. Quel plaisir de n’entendre aucune huée en ce soir de première ! Au contraire, le public ne ménage pas les rappels et fait un triomphe à ce Don Giovanni indéniablement réussi.

MS