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Chroniques
Don Giovanni | Don Juan
opéra de Wolfgang Amadeus Mozart
Après la production relativement controversée de Michael Haneke, en 2006 [lire notre chronique du 15 mars 2012] puis ce qui fut considéré comme le long métrage d’Ivo Van Hove [lire notre chronique du 10 juin 2019], l’Opéra national de Paris accueille en son début de saison nouvelle une mise en scène éprouvée lors de l’édition 2008 du Salzburger Festspiele puis reprise à la Deutsche Staatsoper Unter den Linden (Berlin). Pour cette aventure, le Hessois Claus Guth abandonnait places, jardins, salons et cabinets et concentrait, avec la complicité de Christian Schmidt pour un décor dont laisse pantois l’extrême qualité de la réalisation, toute l’action dans la forêt nocturne – « terrible journée ! », y répète-t-on, surtout de nuit. Après avoir aperçu comme en une vignette fantasmatique le meurtre mutuel – l’abuseur et le père de la belle –, pendant l’Ouverture, l’acte précipite le regard sur une copulation explicitement consentie : ainsi avons-nous régressé dans la chronologie de l’argument. L’acte interrompu par la survenue du Commandeur, la frustration de son non-aboutissement habite les gestes de la bataille autant sinon plus que le nécessité véritable de se défendre du vieillard. Dans les bois, toujours l’on peut mettre la main sur quelque branche : ainsi est-ce une bastonnade qui est lui est assénée, à l’ancienne. La rétorque est contemporaine : la balle quitte le revolver et se loge dans l’abdomen de Don Giovanni, le bien nommé qui trouve son nom dans ce moment précis de l’agonie, ultime rêve d’éternité dans le plaisir jamais assouvi.
Tandis que quelques troncs délimitent l’espace de façon fixe, une tournette laisse ingénieusement apparaître des petits coins de forêt, branchages tombés, chemin, talus, etc., sous le clair-obscur savamment travaillé d’Olaf Winter, en perspective infinie. Scellant leur vœux amoureux sur le cadavre du père sacrifié à une union furtive que seule la dame sait, la recherche du coupable et la volonté de vengeance ouvrent un conte noir. Pansé, Giovanni compte fleurette à Elvira qu’il n’a pas reconnue, attendant rageusement quelque autocar sous un abri dédié à cette captivante activité. Après une rafraîchissante bataille de pommes de pin, l’aria du catalogue s’achève en berceuse, excellente idée lorsqu’il s’agit bel et bien d’endormir la colère de celle qui se proclame l’épouse. Grande est la vie dans ce spectacle dont la mort est l’instant-clé, une vie montrée par une inventivité joueuse. Les images en placent le déroulement dans une sorte de pastorale des adieux, Zerline exhibant sa jolie cheville depuis l’escarpolette.
L’oscillation entre les codes d’un antan vivace dans la mémoire du public et ceux de notre aujourd’hui, immédiatement reconnaissables, rompt habilement avec les questions de choix de datation, de transposition et ainsi de suite, toujours sondées par l’exercice de mettre en scène un grand titre du répertoire – au moment où d’autres maisons exhument les archives d’une création fameuse plutôt que de faire acte de création, comme à vouloir ressusciter aussi le spectateur de 1875 [lire notre chronique de Carmen]. Une berline pénètre la forêt pour y tousser d’une panne immobilisatrice, étincelles sous le capot : à ce hasard Anna et Ottavio doivent leur rencontre avec Giovanni. Les noces de Masetto gagnent une lueur shakespearienne où fait rire le grotesque d’une danse entre garçons, refusée mais effective. La blessure toujours se rappelle au mouvement, par la pression de la main sur un pansement qui fait mal, par le sang qui s’en échappe, par la robe blanche de Zerlina, maculée d’un rouge accusateur. Tout semble également joué pour Leporello, valet fidèle qui brûle les billets offerts en compensation d’une indélicatesse, car comment imaginer qu’il survivrait à son maître, au fond ? Le temps de l’entracte est celui d’un orage dont témoigne une grume entravant le sentier d’humus, foudre tombée sur un conifère : ainsi la nuit du spectateur fait-elle son entrée dans le miroir. Si le subterfuge de Leporello pour échapper aux furieux qui le menacent n’est guère crédible, l’apparition du totem du père est une réussite notable : rudimentaire visage d’écorce, membres branchus recouverts de hardes végétales, la statue du Commandeur gagne l’aura d’un carnaval horrifique de pleine lune.
C’est avec cet épouvantail qu’il s’agit de souper de trois fois rien, agapes désignées mais absentes qui mettent à distance drolatique le spasme de l’ingestion empêchée par la mort, imminente. Il neige lorsque le père creuse la tombe du séducteur – la tombe de l’enfant, au fond –, qu’Elvira tente une dernière fois de ramener au bonheur domestique. Peut-être Anna a-t-elle raison de tenter à deux reprises d’attenter à ses propres jours… de fait, pas de lieto fine, le dernier soupir clôt la représentation. La proposition de Guth s’affirme sans morale donc sans confort [lire nos chroniques d’Ariadne auf Naxos, Parsifal, Ariane et Barbe-Bleue, Orfeo, Fierrabras, Rigoletto, Lohengrin, La bohème, Jephtha, Rodelinda, Violetter Schnee, Fidelio, Semele et Jenůfa].
Parce que l’institution propose treize dates qui alternent deux distributions, nous avons souhaité entendre chaque version, d’autant qu’à chacune était associé un chef. Au Turinois Antonello Manacorda s’attache l’équipe vocale A quand la B collaborer avec le Véronais Giancarlo Rizzi. Finalement, c’est aux bons soins d’une seule baguette que toutes sont confiées, vendredi soir et dimanche après-midi, celle du premier [lire nos chroniques de Lucio Silla, Béatrice et Bénédict, L'Africaine et Alceste]. Sans accuser de contrastes trop durs, Manacorda livre une interprétation d’une tonicité exemplaire dont l’haletante vitalité ne met pas en danger les pupitres. De même se révèle-t-elle sainement attentive à l’équilibre scène/fosse. Le plaisir mélodique traverse volontiers une approche sensible dont la gourmandise jamais ne dépasse le cadre stricte de la dramaturgie. Voilà un Don Giovanni à la respiration fermement infléchie.
Les deux équipes n’ont en commun que deux voix, chargées de Masetto et du Commendatore. Avec six changements, la dynamique bouge considérablement et, à la faveur de tempéraments artistiques différents, c’est un autre spectacle d’un jour à l’autre. Noir, impératif et souverain, la basse très vibrée de John Relyea campe un Commendatore idéalement glaçant [lire nos chroniques d’Œdipus Rex et de The dream of Gerontius]. On retrouve Guilhem Worms en robuste Masetto, par moments habité d’une véhémence toutefois encombrante lorsqu’elle vient heurter l’exactitude [lire nos chroniques d’Iliade l’amour, Die Zauberflöte, Don Giovanni, Alcina et La bohème].
À l’agile Zerlina de Marine Chagnon, parfois tremblée [lire nos chroniques d’Il Nerone et de La scala di seta], succède l’incarnation parfaitement mozartienne d’Ying Fang. Aucune des Elvira ne satisfait pleinement : celle, généreuse, de Tara Erraught [lire nos chroniques de Parsifal, Der Rosenkavalier, L’affaire Makropoulos et Orlando paladino] est fulgurante dans l’aigu mais avec un bas-médium et un grave trop sourds ; quant à Gaëlle Arquez, si la voix gère un impact flatteur sur toute l’étendue du registre, l’intonation n’est jamais stable. La lumière si personnelle du ténor Cyrille Dubois sert un Ottavio d’une exquise tendresse quoique souvent tremblotée telle la ramure sous la bise [lire nos chroniques de Gianni Schicchi, Street Scene, Lakmé, Le roi Arthus, Mitridate, Così fan tutte, Le domino noir, Die Entführung aus dem Serail à Lyon puis à Monte Carlo, La reine de Chypre, Les Troyens, Les pêcheurs de perles, Roméo et Juliette et Phryné]. Capable lui-aussi de douceur, le ténor nord-américain Ben Bliss livre un Ottavio plus droit, également plus lyrique, dont la ligne est magnifiquement maîtrisée. Les deux Anna s’opposent dans leur caractère plus que dans les moyens vocaux. Le timbre très gracieux de Julia Kleiter triomphe de notre première représentation dont elle est assurément la reine, pour le style comme pour la présence [lire nos chroniques de Fidelio à Baden Baden puis à Paris, Arabella, Résurrection, Die Zauberflöte à Salzbourg puis à Paris, Die Meistersinger von Nürnberg, Der Freischütz et Spanisches Liederbuch]. Très impacté, le soprano Adela Zaharia compose une Anna passionnée dont le chant impose une sensualité brûlante. La simplicité pure de son Non mi dir, bell’idol mio est un ravissement indicible.
Le couple maître-valet varie considérablement.
Nous entendons d’abord le baryton-basse Bogdan Talos en Leporello de velours [lire notre chronique de Turandot], d’une sonorité ronde et humaine, dont le phrasé profond dialogue avec le vigoureux Giovanni de Kyle Ketelsen, clair et résolument tonique, un peu voyou [lire nos chroniques Don Giovanni à Aix-en-Provence puis à Lyon, de Pelléas et Mélisande, The Rake’s Progress et Die ersten Menschen]. À l’inverse, Peter Mattei cultive en son chant charme et onctuosité, ménageant un personnage plus secret de séducteur né – écoutons l’irrésistible caresse de ses poverina, par exemple, enveloppante et dangereuse –, grand seigneur pervers dont le complice n’est autre que l’excellent Alex Esposito [lire nos chroniques de Mosè in Egitto, Semiramide, L’elisir d’amore, Anna Bolena et L’aio nell’imbarazzo], buffo à souhait, leste tant scéniquement que vocalement, incisif en diable – n’est-il point génial de considérer l’introduction de l’aria du catalogue comme un ricanement de l’orchestre ?... Quelle distribution avons-nous préférée ? Gardons-nous de le révéler, chacune ayant ses atouts et le goût étant affaire trop personnelle pour en dire plus.
BB