Chroniques

par david verdier

Don Giovanni | Don Juan
opéra de Wolfgang Amadeus Mozart

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 15 mars 2012
Don Giovanni vu par le cinéaste autrichien Michael Haneke
© charles duprat | opéra national de paris

Pour cette reprise de Don Giovanni, les applaudissements ont donc succédé aux huées de 2006, ce qui n'est pas une mince réussite en soi. Au passage, il semblera évident que le spectacle gagne à être représenté sur la vaste scène de Bastille. Le pari du décor unique y joue à plein, en dégageant une atmosphère glaciale et décadente si proche de l'univers du cinéaste et metteur en scène autrichien Michael Haneke. C'est par l'analyse de la fonction et de la composition du décor que l'on peut accéder aux tenants et aboutissants de cette entreprise. La lumière blafarde donne son caractère déterminant à ce palier d'immeuble, ouvert sur un vis-à-vis d'autres façades d'immeubles comme on en trouve dans certains quartiers dits « d'affaires ».

L'essentiel de l'ouvrage se passe de nuit, à l'heure où le quotidien minable des bureaux cède la place à un théâtre nocturne où se croisent vigiles, équipes de nettoyage et traders en manque d'adrénaline. La présence fantomatique de tels personnages ajoute à l'incongruité de cette extrême violence sans cause ni but, marque de fabrique des films d’Haneke. Une forme de pornographie du banal et de la réussite sociale agit insidieusement par le fait qu'elle s'exhibe – littéralement – aux yeux de tous (et rien ne dit qu'il ne se passe pas la même chose au même moment dans les immeubles d'en face). Le célèbre Catalogue s'affiche sur l'écran d'un téléphone portable, tandis que des plateaux repas Fauchon font office de festin dans la dernière scène.

Don Giovanni n'est pas forcément au centre d'une perversité solaire ou plutôt, il s'en fait le catalyseur diffus. Les êtres qui l'entourent expriment à leur tour la face sombre qui les habitent secrètement. Les frustrations des uns alternent avec les pulsions des autres, toujours sur le mode dominant-dominé – variation en forme de leitmotiv rétinien en référence à plusieurs films d’Haneke. De toute évidence, Donna Elvira renvoie au profil névrotique d'Isabelle Huppert dans La pianiste et la déviance ultra-violente de Funny Games apparaît en filigrane dans de nombreuses scènes, notamment quand il s'agit de transformer la séduction en agression.

Le point de vue du cinéaste propose un cadre fonctionnel à un donjuanisme vu sous l'angle de la psychopathie et de la pulsion. L'idée la plus intéressante consiste à faire du meurtre du commandeur le fruit d'un malencontreux hasard, Don Giovanni apercevant au dernier moment un couteau sur la table et le saisissant pour tuer son adversaire. Toute l'action se trouve ainsi relativisée et en parfaite cohérence avec le parti pris d'exposer une extrême violence agissant sans explication. Un bémol cependant : la tension chute à partir de la scène du cimetière, en partie à cause du décor unique dont l'aspect massif et statique finit par ennuyer. En partie seulement, car la présence tragi-comique du cadavre du commandeur dans la scène finale crée un effet pachydermique et disproportionné sur ce jugement du ciel rabaissé au rang de fait divers sordide.

On sera plus indulgent, en revanche, en ce qui concerne les personnages masqués en Mickey Mouse, parenthèses étranges et décalées avec de faux airs d'Orange mécanique (Stanley Kubrick, A Clockwork Orange, 1971). La mise en scène laisse à l'imagination le soin de trouver une explication à ce qui pourrait être tout autant le résultat d'une réalité sous acide ou la présence mystérieuse d'un jeu de rôle dont on ignorerait les règles.

Si la majorité des forces vocales en présence révèle d'assez bons acteurs, on ne peut pas dire que l'utilisation de ces masques soit du meilleur effet pour apprécier la qualité du chant. Pauvre Patricia Petibon ! Obligée de négocier une justesse défaillante dans son Fuggi, crudele et l'exigence d'un rôle visiblement surdimensionné pour une voix de colorature. À l'inverse, le Don Ottavio de Bernard Richter réussit la prouesse de sortir son personnage de l'arrière-plan dans lequel le livret voudrait le maintenir. La voix est parfaitement placée et d'une projection propre à défier à même hauteur le Don Giovanni pourtant excellent de Peter Mattei. Le Leporello de David Bižić a la lourde tâche de succéder à Luca Pisaroni. En ce soir de première, en tout cas, il ne parvient pas à faire oublier son prédécesseur, la faute à une voix retenue, au timbre mat et sans relief. Son jeu d'acteur de permet pas non plus de le placer au même niveau que les autres rôles principaux. Le couple Nahuel di Pierro et Gaëlle Arquez, respectivement Masetto et Zerlina, brillent par un engagement très « incarné » et une caractérisation de leurs rôles loin des mièvreries ordinaires. Victimes consentantes du jeu pervers auquel ils se confrontent, ils brillent vocalement par une technique impeccable et une complémentarité de timbre particulièrement touchante. En Commandeur, Paata Burchuladze ne méritait pas qu'on lui plaque sur le visage une feuille de papier dans la scène finale. La voix, déjà grise et bourdonnante au premier acte, est tout juste audible dans ce moment crucial, davantage une erreur de mise en scène qu'un manque de qualités intrinsèques.

Pour ses débuts à l'Opéra national de Paris, Véronique Gens relève le pari dangereux d'y incarner Donna Elvira – personnage à la fois pathétique et falot qui émeut généralement autant qu'il irrite par ses interventions à contre-courant de l'entreprise de séduction de son mari. La chanteuse hésite à perdre dans le risque virtuose ce qu'elle gagne en soignant sa projection. La dimension de la salle lui demande visiblement un certain temps d'adaptation durant lequel la justesse est parfois rudement éprouvée, dans les changements de registres notamment. Le plateau est dominé par un excellent Peter Mattei, plus que jamais rôle-titre et parfaitement à l'aise dans la provocation vulgaire et manipulatrice. Il joue avec brio de toute la panoplie scénique mise à sa disposition par Haneke, entre trader parvenu et pervers mythomane.

Ce Don Giovanni doit beaucoup à la direction à la fois très dynamique et précise de Philippe Jordan. Malgré les interventions d'un continuo postmoderne, préférant plaquer les accords plutôt que de les arpéger, la trame musicale est confondante de vérité et de fraîcheur. Refusant tout effet pontifiant dans l'introduction, le chef sait ménager les climats instables et les moments de tension sans mettre en danger le plateau. Sa grande réussite est de savoir dimensionner la battue à la logique de l'œuvre, d'où une lecture dramatique à couper le souffle.

DV