Chroniques

par françois cavaillès

Don Giovanni par Douglas Boyd (version concert)
Jonathan McGovern, David Ireland, Sky Ingram, Camila Titinger, etc.

Garsington Opera Chorus, Orchestre de chambre de Paris
Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 19 septembre 2019
Version de concert de "Don Giovanni" dirigée par Douglas Boyd à Paris
© jean-baptiste millot

« Le spectateur de l’éternelle beauté tressaille d’angoisse au seuil d’un des grands chefs-d’œuvre tragiques – que ce soit Macbeth ou Œdipe ou tout autres – mais plus que jamais lorsque le rideau va se lever pour Don Juan. L’homme souhaite et redoute tout ensemble d’être emporté hors de son moi ordinaire, il sent que l’Infini qui est contenu et enserré dans son cœur va lui être sensible, va dilater sa poitrine et ravir son esprit. Il est plein de craintif respect devant la perfection de l’art ; l’idée de contempler un divin miracle, de l’accueillir en soi comme quelque chose qui est de la même essence que le plus profond de soi, entraîne une émotion, une fierté, les plus pures et les plus belles dont nous soyons capables. Mais la petite société, qui allait entendre pour la première fois une œuvre que nous connaissons dès notre jeune âge et qui fait comme partie de nous-mêmes, ne la considérait pas comme nous faisons. Sans doute avait-elle l’enviable privilège de l’entendre interpréter par son auteur. Cependant, nous sommes mieux préparés à l’écouter, et aucun des auditeurs de ce soir-là ne pouvait en avoir une compréhension complète et pure, quand bien même on eût joué l’œuvre entière sans rien retrancher » (in Eduard Mörike, Mozart auf der Reise nach Prag, Morgenblatt für gebildete Stände, 1855 ; version française d’Albert Béguin, Le voyage de Mozart à Prague, Ombres, 1991).

Le grand frisson bien connu marque le début de la nouvelle saison au Théâtre des Champs-Élysées. Les deux accords inauguraux, intenses et profonds, l’assurent pour de bon : l’Orchestre de chambre de Paris et son directeur Douglas Boyd sont très au point pour mener de bout en bout, à travers toutes ses géniales ambiguïtés, Don Giovanni, deuxième collaboration de Mozart et Da Ponte, créé à Prague en 1787. De l’Ouverture la plus intimidante d’un opéra de Mozart, le Molto Allegro en volutes brillantes croise l’Andante et son climat de folie, de drame meurtrier. Puis le valet Leporello séduit, dès l’air d’entrée, à la fois malicieux et puissant grâce au baryton-basse corsé de David Ireland [lire nos chroniques de Nabucco et de La bohème]. Il sert d’acolyte, tant bien que mal, au féroce Don Giovanni campé par le baryton Jonathan McGovern. Au cimetière, les rires semblent émaner d’amis simples d’esprit, dans ce spectacle à peine drôle en dépit de la mise en espace de Deborah Cohen, riche en accessoires.

Parmi les chanteurs, tous remarquables et en provenance du Garsington Opera, festival anglais plusieurs fois commenté dans nos colonne [lire nos chroniques de Pelléas et Mélisande, Capriccio, Falstaff, Die Zauberflöte, La fiancée vendue et The turn of the screw], un concours de soprani se joue à haut niveau entre Sky Ingram, héroïque, puis bouleversante Elvira au timbre cristallin et à l’admirable ambitus, Camila Titinger, couronnée mozartienne par l’Acte II pour tant d’émotions fortes en Donna Anna, et Mireille Asselin, pétillante Zerlina à l’émission de chardonneret. Est aussi mise en valeur la régularité du baryton-basse Paul Whelan en Commandeur, l’ardeur du ténor Trystan Llŷr Griffiths en Don Ottavio ainsi que la puissante vélocité du Masetto de Thomas Faulkner [lire nos chroniques de Le cantatrici villane, Serse, Les Troyens, Une vie pour le tsar, Otello et Trois sœurs].

L’incroyable destinée de Don Giovanni nous prend au débotté, le dramma giacoso brillant d’une teinte nouvelle à la faveur de ces jeunes étoiles, comme une étrange lame lyrique à double tranchant. Entre l’opera buffa dopé par la jalousie courante avec le chaud lapin et le blasphème tragique, d’une noire violence, tout est dit avec grande justesse, à une allure folle. De provocation en assouvissement, sans repentance ni fatigue, ici l’addiction semble diriger l’homme vers sa fin, dans le sens d’un pamphlet contre une sacro-sainte autorité sur l’existence. Ou inversement, ce serait plutôt, si l’on en croit la morale finale – coupée ce soir, comme à Vienne en 1788 –, la recherche fidèle d’une philosophie permettant de ne pas sombrer corps et âme dans les plaisirs.

FC