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Chroniques
Don Giovanni Tenorio o sia Il convitato di pietra
Don Juan Tenorio ou Le convive de pierre
Le Teatro Verdi de Pise explore d’autres Don Giovanni que le plus connu d’aujourd’hui – excellente idée ! Sans aller jusqu’à monter Каменный гость de Dargomijski (1869), l’institution toscane se penche sur une période assez large de la présence du mythe dans l’histoire de la musique : le 21 novembre l’on y pourra voir la version composée en 1832 par le Sicilien Giovanni Pacini (1796-1867) pour la Casa Belluomini de Viareggio, à une trentaine de kilomètres d’ici, quand la farce en deux actes du pugliese Giacomo Tritto (1733-1824), conçue pour le carnaval napolitain de 1783, occupera la soirée du 14. À mi-chemin de la chronologie, le dramma giocoso en un acte de Gazzaniga.
Né à Vérone en 1743, Giuseppe Gazzaniga, sous l’impulsion de Porpora, partit jeune à Naples où il devint l’un des élèves de Niccolò Piccinni. Sa carrière débute dans la cité campanienne dont il absorbe le style musical. Pour scrupuleusement vérifier la tradition, son Don Giovanni Tenorio1 écrit pour le Teatro San Moisè de Venise s’est élevé au-dessus de l’incessant kaléidoscope de bouffonneries dont le genre comique était alors friand. S’il est volontiers convenu que Da Ponte aurait puisé la trame du livret qu’il réalisa pour Mozart dans celui de Bertati pour Gazzaniga, la musicologie nous enseigne que, doté d’un génie tombé des hauteurs, le Salzbourgeois ne se serait point encombré de jeter un œil sur la partition de l’Italien, commente non sans malice Marcello Lippi dans le texte passionnant de la brochure de salle ; pourtant certains aspects des arie de Donna Anna dans la version mozartienne laisseraient entendre le contraire, selon lui. Encore l’auteur nous renseigne-t-il sur le fait que ce Don Giovanni de 1787 connut un rayonnement important puisqu’il conquit les scènes de Bologne, Lisbonne, Londres, Madrid, Milan, Paris et Turin quand celui de Mozart fut oublié juste après son succès pragois, pour n’être redécouvert que bien longtemps après.
À la tête de l’Orchestra Arché, Federico Bardazzi, fort de sa grande expérience du répertoire baroque, introduit la première scène dans une souplesse rigoureuse, pour ainsi dire – pas d’Ouverture, on entre directement dans le vif du sujet dramatique, notant au passage la parfaite acoustique du Teatro Verdi, favorisée par un sol en ellipse et une grande hauteur de galeries. Si de légères différences de niveau se laissent percevoir entre les instrumentistes de la formation, le résultat s’unifie positivement et s’affine au fil de l’exécution. Ainsi l’air du catalogue bénéficie-t-il d’un soutien fluide qui souligne l’irrésistible verve expressive de Gazzaniga. Outre la solide contribution de Dimitri Betti au clavecin dans le récitatif secco, on goûte le trait d’hautbois de Tommaso Guidi dans l’air d’Ottavio devant la statue fatale, la couleur travaillée du basson de Marco Donatelli et, surtout, le lustre somptueux du violoncelliste Simone Centauro dans le solo tendre et lyrique dont s’orne l’air de rédemption d’Elvira (Sposa più a voi non sono). La tarentelle triste de la dixième scène séduit, avec son alternance simple mais efficace des affects, empruntant à la veine populaire (noce de Maturina et Biagio).
Resserré en un seul acte d’un peu plus d’une heure et demie, ce Convitato di pietra convoque une dizaine de voix et quelques interventions chorales, sainement assurées par le Coro Laboratorio Lirico San Nicola, dirigé par Stefano Barandoni. Moon Jin Kim y campe honorablement la brève partie de Donna Ximena. D’abord muet, le laquais Lanterna se met, lors des préparatifs du fameux dîner, à jouer d’un gosier qu’il a robuste : Antonio Pannunzio sert le rôle. D’emblée mozartienne quant au timbre et à l’inflexion, l’Anna de Madina Karbeli offre un legato nourri et un franc investissement dramatique, y compris dans les recitativi, particulièrement prégnants. Moins stable, l’Ottavio de Roberto Cresca brille d’un aigu clair et d’un élégant phrasé qui laisse oublier une ornementation hasardeuse. D’une justesse imparable, mais encore d’une musicalité jamais démentie, Federico Cavarzan livre un Biagio remarquable dont l’air A me schiaffi sul mio viso est d’ailleurs vivement applaudi. Quant à sa belle – chez Da Ponte, Biagio et Maturina deviendront Masetto et Zerlina –, son expression est agile, la ligne maîtrisée jusqu’à la gracieuse liberté qui lui sied : par Giulia De Blasis, Se pur degna voi mi fate est indéniablement ce que la soirée compte de mieux chanté. D’abord un rien fruste lors des brèves prémices du meurtre, le Commendatore de Daniele Cusari donne à la pénultième scène toute la mesure de son art ; avec l’autorité convenue, la voix emporte le traitre dans les abysses.
Rôle buffa s’il en est, Pasquariello (vous aurez reconnu Leporello) convie la farce, le grotesque et même un je-ne-sais-quoi de « familiarité » qu’un novice en matière de style napolitain2 trouverait peut-être vulgaire. Dans cette esbroufe plus qu’irrévérencieuse, le baryton-basse Carlo Torriani s’amuse beaucoup, ce qui ne l’empêche pas de jalousement soigner Dell’Italia ed Alemagna, air du catalogue fort satisfaisant. Souffle inépuisable, legato généreux, précision admirable de la vocalise, vibrato dense et fulgurance de l’aigu se conjuguent en l’habile Elvira du soprano japonais Yukiko Aragaki qui révèle le délicat classicisme ménagé au rôle. La cavatine Povere femmine convainc d’emblée, et Sposa più a voi non sono, son dernier air, laisse pantois. Sous la plume de Giuseppe Gazzaniga, le burlador s’est fait ténor. Lumineux, somptueusement projeté dans les arie, vigoureusement incisif dans les recitativi, le Sévillan de Max Jota chante comme un ange déchaîné sous un scapulaire diabolique, toujours prêt à revider qui s’y frotte ! À lui seul gage de séduction, l’impact vocal de l’artiste brésilien est encore magnifié d’un art infiniment cultivé qui manie son précieux éventail dynamique avec une maestria proprement infernale – Per voi nemmeno in faccia appelle la pamoison des dames qui tant nous fait rire –, secondée par une présence scénique d’une vivacité confondante.
Il y a quelques années déjà, Alessio Pizzech mit en scène Don Giovanni Tenorio à Bergame. Il revient avec plaisir sur son travail en l’approfondissant, confie-t-il dans ses notes d’intention, s’interrogeant sur les archétypes du mythe. Dans un dispositif scénographique des plus épurés (mis en lumière par Michele Della Mea), il laisse tout loisir aux acteurs d’occuper le plateau de leur inénarrable faconde. Le geste repose en majeure partie sur le théâtre, donc, mais aussi sur une interprétation personnelle de la démarche compositionnelle : si l’on croit d’abord que les smokings appuient l’omniprésence des noces, ce que font déjà robes et voiles – hareng et boulette (sardella et polpetta) : rien de plus drôle que le duo des due pazzarelle à la Scène 19 ! –, la joyeuse farandole finale donne la clé de cette option : les voix sont les instruments, tels en fosse les musiciens en habit. Avec une cordiale férocité, Pizzech illustre brillamment le dîner offert par Don Giovanni à Pasquariello mais encore la dernière apparition d’Elvira à la table des vices. Au « vecchio stolto » de mettre un peu d’ordre moral dans l’affaire, croyez-vous ? Non, l’envahissement bon-enfant de la salle par les chanteurs inscrit sans nul doute cette production dans le divertissement – tant mieux !
BB
1 Don Juan Tenorio : c’est le patronyme porté par le personnage de Tirso de Molina, dans sa pièce de 1630, El Burlador de Sevilla y convidado de piedra
2 Le premier acte de la pièce inspiratrice de Tirso de Molina se déroule à Naples, Juan s’y trouvant en visite chez son oncle Don Pedro Tenorio, ambassadeur d’Espagne