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Chroniques
Don Quichotte
comédie héroïque de Jules Massenet
« L’opérette triste de Massenet », comme l’appelait René Brancour (1862-1948), paraît à sa place à Saint-Étienne, berceau du grand compositeur. S’il n’y a plus à proprement parler de Biennale Massenet, une rareté parmi les vingt-cinq opéras du grand Jules est encore bienvenue au Jardin des Plantes stéphanois pour l’entrée dans les années vingt du nouveau siècle. Ainsi de la comédie héroïque Don Quichotte (1910), bien sûr inspirée du monumental roman de Miguel de Cervantes, qui s’invite dans une nouvelle production maison (chœur, orchestre et costumes).
L’atout premier en est Jacques Lacombe, chef québécois particulièrement reconnu pour son interprétation d’opéras de Massenet. Dès le vigoureux prélude, brillant de jubilation, l’ambiance de fête est assurée par l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, tonitruant sous cette baguette [lire nos chroniques du Cid, de Werther, La Juive et Oberst Chabert]. Trompettes, percussions espagnoles, choristes voraces claquant bientôt les Alza!... Un torrent spectaculaire s’écoule ensuite en de courts méandres délicieux, à l’intérieur de scènes brèves, emmenant vers le lyrisme des personnages plus bouleversés que bouleversants – pour cause d’intrigue indigente : soit comment Don Quichotte récupère de brigands un collier de Dulcinée dans le vain espoir d’épouser la belle.
Le soin apporté par l’orchestre aux motifs, mélodies et variations de tons donne tout son sel à la comédie lyrique remplie de subtilités musicales, mais dont le propos chanté semble vouer à une interprétation hachée et vocalement périlleuse. En effet, le châtelain d’Egreville, âgé et souffrant (il mourut en 1912), s’est avant tout appliqué à créer deux rôles ardus et audacieux, voués à ses interprètes préférés – le mezzo Lucy Arbell et la basse Fédor Chaliapine –, en réservant le dernier acte à l’agonie du héros malheureux. Après un long prélude funèbre renversant de tendresse, cette scène très attendue vaut essentiellement pour sa musique, pleine de grâce, à la fois transcendante et terrifiante. Que Massenet exige d’une basse de chanter des ariosos de ténor n’effraie pas Vincent Le Texier. Le baryton-basse signe une performance aussi juste dans la dimension évangélique du rôle-titre qu’admirable dans l’emportement sincère, c’est-à-dire moins théâtral qu’émotionnel. Entre grandeur et héroïsme de pacotille, le chant des sérénades et des récitatifs parfois hallucinés impressionne.
Souvent alité, Don Quichotte porte sa folie douce sur son habit, veste élégante sur chemise de nuit, qui s’oppose à la superbe vêture Belle Époque qui domine sur scène – les costumes sont signés de Diego Méndez Casariego, également auteur du décor unique, hélas un peu trop tributaire du large lit à baldaquin déchiré, presque omniprésent. Dans l’expression toujours claire bien qu’agitée, y compris dans son grand air colérique de l‘Acte II, le compère Sancho Pança tient la dragée haute au chevalier, grâce au baryton Marc Barrard au timbre agréable et à la remarquable diction [lire nos chroniques de Faust, Tom Jones, Colombe, Angélique, Mireille, Orphée et Eurydice, Pelléas et Mélisande, Die Legende von der heiligen Elisabeth, Roméo et Juliette, L’Aiglon, Ariane et Barbe-Bleue, Madama Butterfly et La traviata]. La prestance du baryton Frédéric Cornille en Juan [lire nos chroniques de Carmen et d’Andrea Chénier] et la bonne répartie du ténor Camille Tresmontant en Rodriguez [lire nos chroniques de Don Carlo, Die Zauberflöte, Semiramide, Le devin du village et Don Giovanni] sont mis en valeur par la qualité littéraire des récitatifs. Ces jeunes prétendants sont complétés, pour la sérénade dans la liesse augurale près du lit de mort de l’hidalgo, par le mezzo Julie Mossay en Pedro [lire nos chroniques de L’elisir d’amore et des Nozze di Figaro] et par le soprano Violette Polchi, Garcias, joliment corsé par ailleurs, au début du IV. Tous n’ont d’yeux que pour Dulcinée, seule et unique femme de l’histoire, un rôle de rêve qui trouve une interprète à la hauteur en Lucie Roche [lire nos chroniques des Contes d’Hoffmann et de Die Zauberflöte]. Habile dans les airs, avec broderies, vocalises et enjolivures, parvenant à maintenir en voix sur les cinq actes l’aspect langoureux et sensuel sans jamais vamper de travers, le mezzo marseillais atteint un nouveau sommet de sa carrière – une nouvelle grande chanteuse nationale à suivre sans réserve.
Enfin, pour donner bonne forme au spectacle vivant à travers le large plateau, le savoir-faire du metteur en scène Louis Désiré [lire nos chroniques de ses Tosca, Carmen, La traviata et Lohengrin] s’exprime davantage dans la direction d’acteurs (figurants inclus), avec des résultats souvent plaisants ou saisissants dans les registres comique et fantastique, que dans la création de l’univers du conte. L’animation initiale emporte comme un tourbillon, en dépit de la transposition confinée dans un espace-temps morbide, au fond monochrome, trop au chevet du moribond. Pour les apparitions et les scènes de foule, les lumières du fidèle Patrick Méeüs assurent des effets spéciaux bénéfiques, aussi pertinents qu’appréciables. Si l’on ne distingue pas sur scène l’Île des rêves finalement promise par Don Quichotte à Sancho, peut-être s’agit-il du Grand Théâtre Massenet.
FC